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Sa mère l’appelait Paulet par câlinerie, il ne pouvait articuler ce mot et le prononçait Poulet, ce qui éveillait des rires interminables. Le surnom de Poulet lui resta. On ne le désignait plus autrement.

Comme il grandissait vite, une des passionnantes occupations des trois parents que le baron appelait « ses trois mères » était de mesurer sa taille.

On avait tracé sur le lambris contre la porte du salon une série de petits traits au canif indiquant, de mois en mois, sa croissance. Cette échelle, baptisée « échelle de Poulet », tenait une place considérable dans l’existence de tout le monde.

Puis un nouvel individu vint jouer un rôle important dans la famille, le chien « Massacre », négligé par Jeanne préoccupée uniquement de son fils. Nourri par Ludivine et logé dans un vieux baril devant l’écurie, il vivait solitaire, toujours à la chaîne.

Paul, un matin, le remarqua, et se mit à crier pour aller l’embrasser. On l’y conduisit avec des craintes infinies. Le chien fit fête à l’enfant qui beugla quand on voulut les séparer. Alors Massacre fut lâché et installé dans la maison. Il devint l’inséparable de Paul, l’ami de tous les instants. Ils se roulaient ensemble, dormaient côte à côte sur le tapis. Puis bientôt Massacre coucha dans le lit de son camarade qui ne consentait plus à le quitter. Jeanne se désolait parfois à cause des puces ; et tante Lison en voulait au chien de prendre une si grosse part de l’affection du petit, de l’affection volée par cette bête, lui semblait-il, de l’affection qu’elle aurait tant désirée.

De rares visites étaient échangées avec les Briseville et les Coutelier. Le maire et le médecin troublaient seuls la solitude du vieux château. Jeanne, depuis le meurtre de la chienne et les soupçons que lui avait inspirés le prêtre lors de la mort horrible de la comtesse et de Julien, n’entrait plus à l’église, irritée contre le Dieu qui pouvait avoir de pareils ministres.

L’abbé Tolbiac, de temps à autre, anathématisait en des allusions directes le château hanté par l’Esprit du Mal, l’Esprit d’Éternelle Révolte, l’Esprit d’Erreur et de Mensonge, l’Esprit d’Iniquité, l’Esprit de Corruption et d’Impureté. Il désignait ainsi le baron.

Son église d’ailleurs était désertée ; et, quand il allait le long des champs où les laboureurs poussaient leur charrue, les paysans ne s’arrêtaient pas pour lui parler, ne se détournaient point pour le saluer. Il passait en outre pour sorcier, parce qu’il avait chassé le démon d’une femme possédée. Il connaissait, disait-on, des paroles mystérieuses pour écarter les sorts, qui n’étaient, selon lui, que des espèces de farces de Satan. Il imposait les mains aux vaches qui donnaient du lait bleu ou qui portaient la queue en cercle, et par quelques mots inconnus il faisait retrouver les objets perdus.

Son esprit étroit et fanatique s’adonnait avec passion à l’étude des livres religieux contenant l’histoire des apparitions du Diable sur la terre, les diverses manifestations de son pouvoir, ses influences occultes et variées, toutes les ressources qu’il avait, et les tours ordinaires de ses ruses. Et comme il se croyait appelé particulièrement à combattre cette Puissance mystérieuse et fatale, il avait appris toutes les formules d’exorcisme indiquées dans les manuels ecclésiastiques.

Il croyait sans cesse sentir errer dans l’ombre le Malin Esprit ; et la phrase latine revenait à tout moment sur ses lèvres : Sicut leo rugiens circuit quaerens quem devoret.

Alors une crainte se répandit, une terreur de sa force cachée. Ses confrères eux-mêmes, prêtres ignorants des campagnes, pour qui Belzébuth est article de foi, qui, troublés par les prescriptions minutieuses des rites en cas de manifestation de cette puissance du mal, en arrivent à confondre la religion avec la magie, considéraient l’abbé Tolbiac comme un peu sorcier ; et ils le respectaient autant pour le pouvoir obscur qu’ils lui supposaient que pour l’inattaquable austérité de sa vie.

Quand il rencontrait Jeanne, il ne la saluait pas.

Cette situation inquiétait et désolait tante Lison, qui ne comprenait point, en son âme craintive de vieille fille, qu’on n’allât pas à l’église. Elle était pieuse sans doute, sans doute elle se confessait et communiait ; mais personne ne le savait, ne cherchait à le savoir.

Quand elle se trouvait seule, toute seule avec Paul, elle lui parlait, tout bas, du bon Dieu. Il l’écoutait à peu près quand elle lui racontait les histoires miraculeuses des premiers temps du monde ; mais, quand elle lui disait qu’il faut aimer, beaucoup, beaucoup le bon Dieu, il répondait parfois : « Où qu’il est, tante ? » Alors elle montrait le ciel avec son doigt : « Là-haut, Poulet, mais il ne faut pas le dire. » Elle avait peur du baron.

Mais un jour Poulet lui déclara : « Le bon Dieu, il est partout, mais il est pas dans l’église. » Il avait parlé à son grand-père des révélations mystérieuses de tante.

L’enfant prenait dix ans ; sa mère semblait en avoir quarante. Il était fort, turbulent, hardi pour grimper dans les arbres, mais il ne savait pas grand-chose. Les leçons l’ennuyant, il les interrompait tout de suite. Et, toutes les fois que le baron le retenait un peu longtemps devant un livre, Jeanne aussitôt arrivait, disant : « Laisse-le donc jouer maintenant. Il ne faut pas le fatiguer, il est si jeune. » Pour elle, il avait toujours six mois ou un an. C’est à peine si elle se rendait compte qu’il marchait, courait, parlait comme un petit homme ; et elle vivait dans une peur constante qu’il ne tombât, qu’il n’eût froid, qu’il n’eût chaud en s’agitant, qu’il ne mangeât trop pour son estomac, ou trop peu pour sa croissance.

Quand il eut douze ans, une grosse difficulté surgit ; celle de la première communion.

Lise, un matin, vint trouver Jeanne et lui représenta qu’on ne pouvait laisser plus longtemps le petit sans instruction religieuse et sans remplir ses premiers devoirs. Elle argumenta de toutes les façons, invoquant mille raisons, et, avant tout, l’opinion des gens qu’ils voyaient. La mère, troublée, indécise, hésitait, affirmant qu’on pouvait attendre encore.

Mais un mois plus tard, comme elle rendait une visite à la vicomtesse de Briseville, cette dame lui demanda par hasard : « C’est cette année sans doute que votre Paul va faire sa première communion. » Et Jeanne, prise au dépourvu, répondit : « Oui, Madame. » Ce simple mot la décida, et, sans en rien confier à son père, elle pria Lise de conduire l’enfant au catéchisme.

Pendant un mois tout alla bien ; mais Poulet revint un soir avec la gorge enrouée. Et le lendemain il toussait. Sa mère affolée l’interrogea, et elle apprit que le curé l’avait envoyé attendre la fin de la leçon à la porte de l’église dans le courant d’air du porche, parce qu’il s’était mal tenu.

Elle le garda donc chez elle et lui fit apprendre elle-même cet alphabet de la religion. Mais l’abbé Tolbiac, malgré les supplications de Lison, refusa de l’admettre parmi les communiants, comme étant insuffisamment instruit.

Il en fut de même l’an suivant. Alors le baron, exaspéré, jura que l’enfant n’avait pas besoin de croire à cette niaiserie, à ce symbole puéril de la transsubstantiation, pour être un honnête homme ; et il fut décidé qu’il serait élevé en chrétien, mais non pas en catholique pratiquant, et qu’à sa majorité il demeurerait libre de devenir ce qu’il lui plairait.

Et Jeanne, quelque temps après, ayant fait une visite aux Briseville, n’en reçut point en retour. Elle s’étonna, connaissant la méticuleuse politesse de ses voisins ; mais la marquise de Coutelier lui révéla, avec hauteur, la raison de cette abstention.

Se regardant, par la situation de son mari, et par son titre bien authentique, et par sa fortune considérable, comme une sorte de reine de la noblesse normande, la marquise gouvernait en vraie reine, parlait en liberté, se montrait gracieuse ou cassante, selon les occasions, admonestait, redressait, félicitait à tout propos. Jeanne, donc, s’étant présentée chez elle, cette dame, après quelques paroles glaciales, prononça d’un ton sec : « La société se divise en deux classes : les gens qui croient en Dieu et ceux qui n’y croient pas. Les uns, même les plus humbles, sont nos amis, nos égaux ; les autres ne sont rien pour nous. »