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Jeanne et Poulet s’étreignirent longtemps. Tante Lison restait derrière, oubliée tout à fait et la figure dans son mouchoir. Mais le baron, qui s’attendrissait, abrégea les adieux en entraînant sa fille. La calèche attendait devant la porte ; ils montèrent dedans tous trois et s’en retournèrent dans la nuit vers les Peuples.

Parfois un gros sanglot passait dans l’ombre.

Le lendemain Jeanne pleura jusqu’au soir. Le jour suivant elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades ; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.

Jeanne revint ainsi tous les deux jours, et le dimanche pour les sorties. Ne sachant que faire pendant les classes, entre les récréations, elle demeurait assise au parloir, n’ayant ni la force ni le courage de s’éloigner du collège. Le proviseur la fit prier de monter chez lui, et il lui demanda de venir moins souvent. Elle ne tint pas compte de cette recommandation.

Il la prévint alors que, si elle continuait à empêcher son fils de jouer pendant les heures d’ébats, et de travailler en le troublant sans cesse, on se verrait forcé de le lui rendre ; et le baron fut prévenu par un mot. Elle demeura donc gardée à vue aux Peuples, comme une prisonnière.

Elle attendait chaque vacance avec plus d’anxiété que son enfant.

Et une inquiétude incessante agitait son âme. Elle se mit à rôder par le pays, se promenant seule avec le chien Massacre pendant des jours entiers, en rêvassant dans le vide. Parfois, elle restait assise durant tout un après-midi à regarder la mer du haut de la falaise ; parfois, elle descendait jusqu’à Yport à travers le bois, refaisant des promenades anciennes dont le souvenir la poursuivait. Comme c’était loin, comme c’était loin le temps où elle parcourait ce même pays, jeune fille, et grise de rêves.

Chaque fois qu’elle revoyait son fils, il lui semblait qu’ils avaient été séparés pendant dix ans. Il devenait homme de mois en mois ; de mois en mois elle devenait une vieille femme. Son père paraissait son frère, et tante Lison, qui ne vieillissait point, restée fanée dès son âge de vingt-cinq ans, avait l’air d’une sœur aînée.

Poulet ne travaillait guère ; il doubla sa quatrième. La troisième alla tant bien que mal ; mais il fallut recommencer la seconde ; et il se trouva en rhétorique alors qu’il atteignait vingt ans.

Il était devenu un grand garçon blond, avec des favoris déjà touffus et une apparence de moustaches. C’était lui maintenant qui venait aux Peuples chaque dimanche. Comme il prenait depuis longtemps des leçons d’équitation, il louait simplement un cheval et faisait la route en deux heures.

Dès le matin Jeanne partait au-devant de lui avec la tante et le baron qui se courbait peu à peu et marchait ainsi qu’un petit vieux, les mains rejointes derrière son dos comme pour s’empêcher de tomber sur le nez.

Ils allaient tout doucement le long de la route, s’asseyant parfois sur le fossé, et regardant au loin si on n’apercevait pas encore le cavalier. Dès qu’il apparaissait comme un point noir sur la ligne blanche, les trois parents agitaient leurs mouchoirs ; et il mettait son cheval au galop pour arriver comme un ouragan, ce qui faisait palpiter de peur Jeanne et Lison et s’exalter le grand-père qui criait « Bravo » dans un enthousiasme d’impotent.

Bien que Paul eût la tête de plus que sa mère, elle le traitait toujours comme un marmot, lui demandant encore : « Tu n’as pas froid aux pieds, Poulet ? » et, quand il se promenait devant le perron, après déjeuner, en fumant une cigarette, elle ouvrait la fenêtre pour lui crier : « Ne sors pas nu-tête, je t’en prie, tu vas attraper un rhume de cerveau. »

Et elle frémissait d’inquiétude quand il repartait à cheval dans la nuit : « Surtout ne va pas trop vite, mon petit Poulet, sois prudent, pense à ta pauvre mère qui serait désespérée s’il t’arrivait quelque chose. »

Mais voilà qu’un samedi matin elle reçut une lettre de Paul annonçant qu’il ne viendrait pas le lendemain parce que des amis avaient organisé une partie de plaisir à laquelle il était invité.

Elle fut torturée d’angoisse pendant toute la journée du dimanche comme sous la menace d’un malheur puis, le jeudi, n’y tenant plus, elle partit pour Le Havre.

Il lui parut changé sans qu’elle se rendît compte en quoi. Il semblait animé, parlait d’une voix plus mâle. Et soudain il lui dit, comme une chose toute naturelle : « Sais-tu, maman, puisque tu es venue aujourd’hui, je n’irai pas aux Peuples dimanche prochain, parce que nous recommençons notre fête. »

Elle resta toute saisie, suffoquée comme s’il eût annoncé qu’il partait pour le Nouveau Monde ; puis, quand elle put enfin parler : « Oh ! Poulet, qu’as-tu ? Dis-moi, que se passe-t-il ? » Il se mit à rire et l’embrassa : « Mais rien de rien, maman. Je vais m’amuser avec des amis, c’est de mon âge. »

Elle ne trouva pas un mot à répondre, et, quand elle fut toute seule dans la voiture, des idées singulières l’assaillirent. Elle ne l’avait plus reconnu son Poulet, son petit Poulet de jadis. Pour la première fois elle s’apercevait qu’il était grand, qu’il n’était plus à elle, qu’il allait vivre de son côté sans s’occuper des vieux. Il lui semblait qu’en un jour il s’était transformé. Quoi ! C’était son fils, son pauvre petit enfant qui lui faisait autrefois repiquer des salades, ce fort garçon barbu dont la volonté s’affirmait !

Et pendant trois mois Paul ne vint voir ses parents que de temps en temps, toujours hanté d’un désir évident de repartir au plus vite, cherchant chaque soir à gagner une heure. Jeanne s’effrayait, et le baron sans cesse la consolait répétant : « Laisse-le faire ; il a vingt ans, ce garçon. »

Mais, un matin, un vieil homme assez mal vêtu demanda en français d’Allemagne : « Matame la vicomtesse. » Et, après beaucoup de saluts cérémonieux, il tira de sa poche un portefeuille sordide en déclarant : « Ché un bétit bapier bour fous », et il tendit, en le dépliant, un morceau de papier graisseux. Elle lut, relut, regarda le Juif, relut encore et demanda : « Qu’est-ce que cela veut dire ? »

L’homme, obséquieux, expliqua : « Ché fé fous tire. Votre fils il afé pesoin d’un peu d’archent, et comme ché safais que fous êtes une ponne mère, che lui prêté quelque betite chose bour son pesoin. »

Elle tremblait. « Mais pourquoi ne m’en a-t-il pas demandé à moi ? » Le Juif expliqua longuement qu’il s’agissait d’une dette de jeu devant être payée le lendemain avant midi, que Paul n’étant pas encore majeur, personne ne lui aurait rien prêté et que son « honneur été gombromise » sans le « bétit service obligeant » qu’il avait rendu à ce jeune homme.

Jeanne voulait appeler le baron, mais elle ne pouvait se lever tant l’émotion la paralysait. Enfin elle dit à l’usurier : « Voulez-vous avoir la complaisance de sonner ? »

Il hésitait, craignant une ruse. Il balbutia : « Si che fous chêne, che refiendrai. » Elle remua la tête pour dire non. Elle sonna ; et ils attendirent, muets, l’un en face de l’autre.

Quand le baron fut arrivé, il comprit tout de suite la situation. Le billet était de quinze cents francs. Il en paya mille en disant à l’homme entre les yeux : « Surtout ne revenez pas. » L’autre remercia, salua, et disparut.

Le grand-père et la mère partirent aussitôt pour Le Havre ; mais en arrivant au collège, ils apprirent que depuis un mois Paul n’y était point venu. Le principal avait reçu quatre lettres signées de Jeanne pour annoncer un malaise de son élève, et ensuite pour donner des nouvelles. Chaque lettre était accompagnée d’un certificat de médecin ; le tout faux, naturellement. Ils furent atterrés, et ils restaient là, se regardant.