Le principal, désolé, les conduisit chez le commissaire de police. Les deux parents couchèrent à l’hôtel.
Le lendemain on retrouva le jeune homme chez une fille entretenue de la ville. Son grand-père et sa mère l’emmenèrent aux Peuples sans qu’un mot fût échangé entre eux tout le long de la route. Jeanne pleurait, la figure dans son mouchoir. Paul regardait la campagne d’un air indifférent.
En huit jours on découvrit que, pendant les trois derniers mois, il avait fait quinze mille francs de dettes. Les créanciers ne s’étaient point montrés d’abord, sachant qu’il serait bientôt majeur.
Aucune explication n’eut lieu. On voulait le reconquérir par la douceur. On lui faisait manger des mets délicats, on le choyait, on le gâtait. C’était au printemps ; on lui loua un bateau à Yport, malgré les terreurs de Jeanne, pour qu’il pût faire des promenades en mer.
On ne lui laissait point de cheval de crainte qu’il n’allât au Havre.
Il demeurait désœuvré, irritable, parfois brutal. Le baron s’inquiétait de ses études incomplètes. Jeanne, affolée à la pensée d’une séparation, se demandait cependant ce qu’on allait faire de lui.
Un soir il ne rentra pas. On apprit qu’il était sorti en barque avec deux matelots. Sa mère, éperdue, descendit nu-tête jusqu’à Yport, dans la nuit.
Quelques hommes attendaient sur la plage la rentrée de l’embarcation.
Un petit feu apparut au large ; il approchait en se balançant. Paul ne se trouvait plus à bord. Il s’était fait conduire au Havre.
La police eut beau le rechercher, elle ne le retrouva pas. La fille qui l’avait caché une première fois avait aussi disparu, sans laisser de traces, son mobilier vendu, et son terme payé. Dans la chambre de Paul, aux Peuples, on découvrit deux lettres de cette créature qui paraissait folle d’amour pour lui. Elle parlait d’un voyage en Angleterre, ayant trouvé les fonds nécessaires, disait-elle.
Et les trois habitants du château vécurent, silencieux et sombres, dans l’enfer morne des tortures morales. Les cheveux de Jeanne, gris déjà, étaient devenus blancs. Elle se demandait naïvement pourquoi la destinée la frappait ainsi.
Elle reçut une lettre de l’abbé Tolbiac : « Madame, la main de Dieu s’est appesantie sur vous. Vous Lui avez refusé votre enfant ; Il vous l’a pris à son tour pour le jeter à une prostituée. N’ouvrirez-vous pas les yeux à cet enseignement du Ciel ? La miséricorde du Seigneur est infinie. Peut-être vous pardonnera-t-il si vous revenez vous agenouiller devant Lui. Je suis son humble serviteur, je vous ouvrirai la porte de sa demeure quand vous y viendrez frapper. »
Elle demeura longtemps avec cette lettre sur les genoux. C’était vrai, peut-être, ce que disait ce prêtre. Et toutes les incertitudes religieuses se mirent à déchirer sa conscience. Dieu pouvait-il être vindicatif et jaloux comme les hommes ? Mais s’il ne se montrait pas jaloux, personne ne le craindrait, personne ne l’adorerait plus. Pour se faire mieux connaître à nous, sans doute, il se manifestait aux humains avec leurs propres sentiments. Et le doute lâche, qui pousse aux églises les hésitants, les troublés, entrant en elle, elle courut furtivement, un soir, à la nuit tombante, jusqu’au presbytère, et, s’agenouillant aux pieds du maigre abbé, sollicita l’absolution.
Il lui promit un demi-pardon, Dieu ne pouvant déverser toutes ses grâces sur un toit qui recouvrait un homme comme le baron : « Vous sentirez bientôt, affirma-t-il, les effets de la Divine Mansuétude. »
Elle reçut, en effet, deux jours plus tard, une lettre de son fils et elle la considéra, dans l’affolement de sa peine, comme le début des soulagements promis par l’abbé.
« Ma chère maman,
n’aie pas d’inquiétude. Je suis à Londres, en bonne santé, mais j’ai grand besoin d’argent. Nous n’avons plus un sou et nous ne mangeons pas tous les jours. Celle qui m’accompagne, et que j’aime de toute mon âme a dépensé tout ce qu’elle avait pour ne pas me quitter : cinq mille francs ; et tu comprends que je suis engagé d’honneur à lui rendre cette somme d’abord. Tu serais donc bien aimable de m’avancer une quinzaine de mille francs sur l’héritage de papa, puisque je vais être bientôt majeur ; tu me tireras d’un grand embarras.
Adieu, ma chère maman, je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que grand-père et tante Lison. J’espère te revoir bientôt.
Ton fils,
Il lui avait écrit ! Donc il ne l’oubliait pas. Elle ne songea point qu’il demandait de l’argent. On lui en enverrait puisqu’il n’en avait plus. Qu’importait l’argent ! Il lui avait écrit !
Et elle courut, en pleurant, porter cette lettre au baron. Tante Lison fut appelée ; et on relut, mot à mot, ce papier qui parlait de lui. On en discuta chaque terme.
Jeanne, sautant de la complète désespérance à une sorte d’enivrement d’espoir, défendait Paul :
« Il reviendra, il va revenir puisqu’il écrit. »
Le baron, plus calme, prononça : « C’est égal, il nous a quittés pour cette créature. Il l’aime donc mieux que nous, puisqu’il n’a pas hésité. »
Une douleur subite et épouvantable traversa le cœur de Jeanne ; et tout de suite une haine s’alluma en elle contre cette maîtresse qui lui volait son fils, une haine inapaisable, sauvage, une haine de mère jalouse. Jusqu’alors toute sa pensée avait été pour Paul. À peine songeait-elle qu’une drôlesse était la cause de ses égarements. Mais soudain cette réflexion du baron avait évoqué cette rivale, lui avait révélé sa puissance fatale ; et elle sentit qu’entre cette femme et elle une lutte commençait, acharnée, et elle sentait aussi qu’elle aimerait mieux perdre son fils que de le partager avec l’autre.
Ils envoyèrent les quinze mille francs et ne reçurent plus de nouvelles pendant cinq mois.
Puis, un homme d’affaires se présenta pour régler les détails de la succession de Julien. Jeanne et le baron rendirent les comptes sans discuter, abandonnant même l’usufruit qui revenait à la mère. Et, rentré à Paris, Paul toucha cent vingt mille francs. Il écrivit alors quatre lettres en six mois, donnant de ses nouvelles en style concis et terminant par de froides protestations de tendresse : « Je travaille, affirmait-il ; j’ai trouvé une position à la Bourse. J’espère aller vous embrasser quelque jour aux Peuples, mes chers parents. »
Il ne disait pas un mot de sa maîtresse ; et ce silence signifiait plus que s’il eût parlé d’elle durant quatre pages. Jeanne, dans ces lettres glacées, sentait cette femme, embusquée, implacable, l’ennemie éternelle des mères, la fille.
Les trois solitaires discutaient sur ce qu’on pouvait faire pour sauver Paul ; et ils ne trouvaient rien. Un voyage à Paris ? À quoi bon ?
Le baron disait : « Il faut laisser s’user sa passion. Il nous reviendra tout seul. »
Et leur vie était lamentable.
Jeanne et Lison allaient ensemble à l’église en se cachant du baron.
Un temps assez long s’écoula sans nouvelles, puis, un matin, une lettre désespérée les terrifia.
« Ma pauvre maman, je suis perdu, je n’ai plus qu’à me brûler la cervelle si tu ne viens pas à mon secours. Une spéculation qui présentait pour moi toutes les chances de succès vient d’échouer ; et je dois quatre-vingt-cinq mille francs. C’est le déshonneur si je ne paie pas, la ruine, l’impossibilité de rien faire désormais. Je suis perdu. Je te le répète, je me brûlerai la cervelle plutôt que de survivre à cette honte. Je l’aurais peut-être fait déjà sans les encouragements d’une femme dont je ne parle jamais et qui est ma Providence.