— Non, Madame.
— Et, lui, ton… ton fils, qu’est-ce qu’il est devenu ? En es-tu satisfaite ?
— Oui, Madame, c’est un bon gars qui travaille d’attaque. Il s’est marié v’là six mois, et il prend ma ferme, donc, puisque me v’là revenue avec vous. »
Jeanne, tremblant d’émotion, murmura : « Alors, tu ne me quitteras plus, ma fille ? »
Et Rosalie, d’un ton brusque : « Pour sûr, Madame, que j’ai pris mes dispositions pour ça. »
Puis elles ne parlèrent pas de quelque temps.
Jeanne, malgré elle, se remettait à comparer leurs existences, mais sans amertume au cœur, résignée maintenant aux cruautés injustes du sort. Elle dit :
« Ton mari, comment a-t-il été pour toi ?
— Oh ! C’était un brave homme, Madame, et pas feignant, qui a su amasser du bien. Il est mort du mal de poitrine. »
Alors Jeanne, s’asseyant sur son lit, envahie d’un besoin de savoir : « Voyons, raconte-moi tout, ma fille, toute ta vie. Cela me fera du bien, aujourd’hui. »
Et Rosalie, approchant une chaise, s’assit et se mit à parler d’elle, de sa maison, de son monde, entrant dans les menus détails chers aux gens de campagne, décrivant sa cour, riant parfois de choses anciennes déjà qui lui rappelaient de bons moments passés, haussant le ton peu à peu, en fermière habituée à commander. Elle finit par déclarer : « Oh ! J’ai du bien au soleil, aujourd’hui. Je ne crains rien. » Puis elle se troubla encore et reprit plus bas : « C’est à vous que je dois ça tout de même : aussi vous savez que je n’veux pas de gages. Ah ! Mais non. Ah ! Mais non ! Et puis, si vous n’voulez point, je m’en vas. »
Jeanne reprit : « Tu ne prétends pourtant pas me servir pour rien ?
— Ah ! Mais que oui, Madame. De l’argent ! Vous me donneriez de l’argent ! Mais j’en ai quasiment autant que vous. Savez-vous seulement c’qui vous reste avec tous vos gribouillis d’hypothèques et d’empruntages, et d’intérêts qui n’sont pas payés et qui s’augmentent à chaque terme ? Savez-vous ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous promets que vous n’avez seulement plus dix mille livres de revenu. Pas dix mille, entendez-vous. Mais je vas vous régler tout ça, et vite encore. »
Elle s’était remise à parler haut, s’emportant, s’indignant de ces intérêts négligés, de cette ruine menaçante. Et comme un vague sourire attendri passait sur la figure de sa maîtresse, elle s’écria, révoltée :
« Il ne faut pas rire de ça, Madame, parce que sans argent, il n’y a plus que des manants. »
Jeanne lui reprit les mains et les garda dans les siennes ; puis elle prononça lentement, toujours poursuivie par la pensée qui l’obsédait : « Oh ! Moi, je n’ai pas eu de chance. Tout a mal tourné pour moi. La fatalité s’est acharnée sur ma vie. »
Mais Rosalie hocha la tête : « Faut pas dire ça, Madame, faut pas dire ça. Vous avez mal été mariée, v’là tout. On n’se marie pas comme ça aussi, sans seulement connaître son prétendu. »
Et elles continuèrent à parler d’elles ainsi qu’auraient fait deux vieilles amies.
Le soleil se leva comme elles causaient encore.
XII
Rosalie, en huit jours, eut pris le gouvernement absolu des choses et des gens du château. Jeanne, résignée, obéissait passivement. Faible et traînant les jambes comme jadis petite mère, elle sortait au bras de sa servante qui la promenait à pas lents, la sermonnait, la réconfortait avec des paroles brusques et tendres, la traitant comme une enfant malade.
Elles causaient toujours d’autrefois, Jeanne avec des larmes dans la gorge, Rosalie avec le ton tranquille des paysans impassibles. La vieille bonne revint plusieurs fois sur les questions d’intérêts en souffrance, puis elle exigea qu’on lui livrât les papiers que Jeanne, ignorante de toute affaire, lui cachait par honte pour son fils.
Alors, pendant une semaine, Rosalie fit chaque jour un voyage à Fécamp pour se faire expliquer les choses par un notaire qu’elle connaissait.
Puis un soir, après avoir mis au lit sa maîtresse, elle s’assit à son chevet, et brusquement : « Maintenant que vous v’là couchée, Madame, nous allons causer. »
Et elle exposa la situation.
Lorsque tout serait réglé, il resterait environ sept à huit mille francs de rentes. Rien de plus.
Jeanne répondit : « Que veux-tu, ma fille ? Je sens bien que je ne ferai pas de vieux os ; j’en aurai toujours assez. »
Mais Rosalie se fâcha : « Vous, Madame, c’est possible ; mais M. Paul, vous ne lui laisserez rien alors ? »
Jeanne frissonna. « Je t’en prie, ne me parle jamais de lui. Je souffre trop quand j’y pense.
— Je veux vous en parler au contraire, parce que vous n’êtes pas brave, voyez-vous, Madame Jeanne. Il fait des bêtises ; eh bien, il n’en fera pas toujours : et puis il se mariera, il aura des enfants. Il faudra de l’argent pour les élever. Écoutez-moi bien : Vous allez vendre les Peuples !.. »
Jeanne, d’un sursaut, s’assit dans son lit : « Vendre les Peuples ! Y penses-tu ? Oh ! Jamais, par exemple ! »
Mais Rosalie ne se troubla pas. « Je vous dis que vous les vendrez, moi, Madame, parce qu’il le faut. »
Et elle expliqua ses calculs, ses projets, ses raisonnements.
Une fois les Peuples et les deux fermes attenantes vendues à un amateur qu’elle avait trouvé, on garderait quatre fermes situées à Saint-Léonard, et qui, dégrevées de toute hypothèque, constitueraient un revenu de huit mille trois cents francs. On mettrait de côté treize cents francs par an pour les réparations et l’entretien des biens ; il resterait donc sept mille francs sur lesquels on prendrait cinq mille pour les dépenses de l’année ; et on en réserverait deux mille pour former une caisse de prévoyance.
Elle ajouta : « Tout le reste est mangé, c’est fini. Et puis c’est moi qui garderai la clef, vous entendez ; et quant à M. Paul, il n’aura plus rien, mais rien ; il vous prendrait jusqu’au dernier sou. »
Jeanne, qui pleurait en silence, murmura :
« Mais s’il n’a pas de quoi manger ?
— Il viendra manger chez nous, donc, s’il a faim. Il y aura toujours un lit et du fricot pour lui. Croyez-vous qu’il aurait fait toutes ces bêtises-là si vous ne lui aviez pas donné un sou du commencement ?
— Mais il avait des dettes, il aurait été déshonoré.
— Quand vous n’aurez plus rien, ça l’empêchera-t-il d’en faire ? Vous avez payé, c’est bien ; mais vous ne paierez plus, c’est moi qui vous le dis. Maintenant, bonsoir, Madame. »
Et elle s’en alla.
Jeanne ne dormit point, bouleversée à la pensée de vendre les Peuples, de s’en aller, de quitter cette maison où toute sa vie était attachée.
Quand elle vit entrer Rosalie dans sa chambre, le lendemain, elle lui dit : « Ma pauvre fille, je ne pourrai jamais me décider à m’éloigner d’ici. »
Mais la bonne se fâcha : « Faut que ça soit comme ça pourtant, Madame. Le notaire va venir tantôt avec celui qui a envie du château. Sans ça, dans quatre ans, vous n’auriez plus un radis. »
Jeanne restait anéantie, répétant : « Je ne pourrai pas ; je ne pourrai jamais. »
Une heure plus tard, le facteur lui remit une lettre de Paul qui demandait encore dix mille francs. Que faire ? Éperdue, elle consulta Rosalie qui leva les bras : « Qu’est-ce que je vous disais, Madame ? Ah ! Vous auriez été propres tous les deux si je n’étais pas revenue ! » Et Jeanne, pliant sous la volonté de sa bonne, répondit au jeune homme :
« Mon cher fils, je ne puis plus rien pour toi. Tu m’as ruinée ; je me vois même forcée de vendre les Peuples. Mais n’oublie point que j’aurai toujours un abri quand tu voudras te réfugier auprès de ta vieille mère que tu as bien fait souffrir.