Et lorsque le notaire arriva avec M. Jeoffrin, ancien raffineur de sucre, elle les reçut elle-même et les invita à tout visiter en détail.
Un mois plus tard, elle signait le contrat de vente, et achetait en même temps une petite maison bourgeoise sise auprès de Goderville, sur la grand-route de Montivilliers, dans le hameau de Batteville.
Puis, jusqu’au soir elle se promena toute seule dans l’allée de petite mère, le cœur déchiré et l’esprit en détresse, adressant à l’horizon, aux arbres, au banc vermoulu sous le platane, à toutes ces choses si connues qu’elles semblaient entrées dans ses yeux et dans son âme, au bosquet, au talus devant la lande où elle s’était si souvent assise, d’où elle avait vu courir vers la mer le comte de Fourville en ce jour terrible de la mort de Julien, à un vieil orme sans tête contre lequel elle s’appuyait souvent, à tout ce jardin familier, des adieux désespérés et sanglotants.
Rosalie vint la prendre par le bras pour la forcer à rentrer.
Un grand paysan de vingt-cinq ans attendait devant la porte. Il la salua d’un ton amical comme s’il la connaissait de longtemps. « Bonjour, Madame Jeanne, ça va bien ? La mère m’a dit de venir pour le déménagement. Je voudrais savoir c’que vous emporterez, vu que je ferai ça de temps en temps pour ne pas nuire aux travaux de la terre. »
C’était le fils de sa bonne, le fils de Julien, le frère de Paul.
Il lui sembla que son cœur s’arrêtait ; et pourtant elle aurait voulu embrasser ce garçon.
Elle le regardait, cherchant s’il ressemblait à son mari, s’il ressemblait à son fils. Il était rouge, vigoureux, avec les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère. Et pourtant il ressemblait à Julien. En quoi ? Par quoi ? Elle ne le savait pas trop ; mais il avait quelque chose de lui dans l’ensemble de la physionomie.
Le gars reprit : « Si vous pouviez me montrer ça tout de suite, ça m’obligerait. »
Mais elle ne savait pas encore ce qu’elle se déciderait à enlever, sa nouvelle maison étant fort petite, et elle le pria de revenir au bout de la semaine.
Alors son déménagement la préoccupa, apportant une distraction triste dans sa vie morne et sans attentes.
Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire, qui ont été les compagnons muets de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous, dont l’étoffe est crevée par places et la doublure déchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s’est effacée.
Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à ouvrage.
Elle ouvrait les tiroirs, cherchait à se rappeler des faits ; puis, quand elle s’était bien dit : « Oui, je prendrai ceci », on descendait l’objet dans la salle à manger.
Elle voulut garder tout le mobilier de sa chambre, son lit, ses tapisseries, sa pendule, tout.
Elle prit quelques sièges du salon, ceux dont elle avait aimé les dessins dès sa petite enfance : le renard et la cigogne, le renard et le corbeau, la cigale et la fourmi, et le héron mélancolique.
Puis, en rôdant par tous les coins de cette demeure qu’elle allait abandonner, elle monta, un jour, dans le grenier.
Elle demeura saisie d’étonnement ; c’était un fouillis d’objets de toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu’ils ne plaisaient plus, parce qu’ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu’elle y eût songé, des riens qu’elle avait maniés, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d’elle, qu’elle avait vus chaque jour sans les remarquer, et qui, tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier, à côté d’autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d’amis retrouvés. Ils lui faisaient l’effet de ces gens qu’on a fréquentés longtemps sans qu’ils se soient jamais révélés et qui soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu’on ne soupçonnait pas.
Elle allait de l’un à l’autre avec des secousses au cœur, se disant : « Tiens, c’est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir, quelques jours avant mon mariage. — Ah ! Voici la petite lanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie. »
Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu’elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l’air exilées dans un temps qui n’est plus le leur, et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l’histoire, les aventures, personne n’ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n’ayant connu les mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui les regardaient avec plaisir.
Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussière accumulée ; et elle demeurait là au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastrés dans la toiture.
Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette défoncée qu’elle croyait reconnaître et un tas d’ustensiles de ménage hors de service.
Puis elle fit un lot de ce qu’elle voulait emporter, et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne, indignée, refusait de descendre « ces saletés ». Mais Jeanne, qui n’avait cependant plus aucune volonté, tint bon cette fois ; et il fallut obéir.
Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s’en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l’accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les meubles aux places qu’ils devaient occuper.
Restée seule, Jeanne se mit à errer par les chambres du château, saisie d’une crise affreuse de désespoir, embrassant, en des élans d’amour exalté, tout ce qu’elle ne pouvait prendre avec elle, les grands oiseaux blancs des tapisseries du salon, des vieux flambeaux, tout ce qu’elle rencontrait. Elle allait d’une pièce à l’autre, affolée, les yeux ruisselants de larmes ; puis elle sortit pour « dire adieu » à la mer.
C’était vers la fin de septembre, un ciel bas et gris semblait peser sur le monde ; les flots tristes et jaunâtres s’étendaient à perte de vue. Elle resta longtemps debout sur la falaise, roulant en sa tête des pensées torturantes. Puis, comme la nuit tombait, elle rentra, ayant souffert en ce jour autant qu’en ses plus grands chagrins.
Rosalie était revenue et l’attendait, enchantée de la nouvelle maison, la déclarant bien plus gaie que ce grand coffre de bâtiment qui n’était seulement pas au bord d’une route.
Jeanne pleura toute la soirée.
Depuis qu’ils savaient le château vendu, les fermiers n’avaient pour elle que bien juste les égards qu’ils lui devaient, l’appelant entre eux « la Folle », sans trop savoir pourquoi, sans doute parce qu’ils devinaient, avec leur instinct de brutes, sa sentimentalité maladive et grandissante, ses rêvasseries exaltées, tout le désordre de sa pauvre âme secouée par le malheur.