Elle allait de l’un à l’autre autour de la salle qu’entouraient, comme les gravures d’un chemin de la croix, ces tableaux des jours finis. Brusquement elle arrêtait sa chaise devant l’un d’eux, et restait jusqu’à la nuit immobile à le regarder, enfoncée en ses recherches.
Puis tout à coup, quand toutes les sèves se réveillèrent sous la chaleur du soleil, quand les récoltes se mirent à pousser par les champs, les arbres à verdir, quand les pommiers dans les cours s’épanouirent comme des boules roses et parfumèrent la plaine, une grande agitation la saisit.
Elle ne tenait plus en place ; elle allait et venait, sortait et rentrait vingt fois par jour, et vagabondait parfois au loin le long des fermes, s’exaltant dans une sorte de fièvre de regret.
La vue d’une marguerite blottie dans une touffe d’herbe, d’un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d’une flaque d’eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait, l’attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l’écho de ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.
Elle avait frémi des mêmes secousses, savouré cette douceur et cette griserie troublante des jours tièdes, quand elle attendait l’avenir. Elle retrouvait tout cela maintenant que l’avenir était clos. Elle en jouissait encore dans son cœur ; mais elle en souffrait en même temps, comme si la joie éternelle du monde réveillé en pénétrant sa peau séchée, son sang refroidi, son âme accablée, n’y pouvait plus jeter qu’un charme affaibli et douloureux.
Il lui semblait aussi que quelque chose était un peu changé partout autour d’elle. Le soleil devait être un peu moins chaud que dans sa jeunesse, le ciel un peu moins bleu, l’herbe un peu moins verte ; et les fleurs, plus pâles et moins odorantes, n’enivraient plus tout à fait autant.
Dans certains jours, cependant, un tel bien-être de vie la pénétrait, qu’elle se reprenait à rêvasser, à espérer, à attendre ; car peut-on, malgré la rigueur acharnée du sort, ne pas espérer toujours, quand il fait beau ?
Elle allait, elle allait devant elle, pendant des heures et des heures, comme fouettée par l’excitation de son âme. Et parfois elle s’arrêtait tout à coup, et s’asseyait au bord de la route pour réfléchir à des choses tristes. Pourquoi n’avait-elle pas été aimée comme d’autres ? Pourquoi n’avait-elle pas même connu les simples bonheurs d’une existence calme ?
Et parfois encore elle oubliait un moment qu’elle était vieille, qu’il n’y avait plus rien devant elle, hors quelques ans lugubres et solitaires, que toute sa route était parcourue ; et elle bâtissait, comme jadis, à seize ans, des projets doux à son cœur ; elle combinait des bouts d’avenir charmants. Puis la dure sensation du réel tombait sur elle ; elle se relevait courbaturée comme sous la chute d’un poids qui lui aurait cassé les reins ; et elle reprenait plus lentement le chemin de sa demeure en murmurant : « Oh ! vieille folle ! vieille folle ! »
Rosalie maintenant lui répétait à tout moment : « Mais restez donc tranquille, Madame, qu’est-ce que vous avez à vous émouver comme ça ? »
Et Jeanne répondait tristement : « Que veux-tu, je suis comme « Massacre » aux derniers jours. »
La bonne, un matin, entra plus tôt dans sa chambre, et déposant sur sa table de nuit le bol de café au lait : « Allons, buvez vite, Denis est devant la porte qui nous attend. Nous allons aux Peuples parce que j’ai affaire là-bas.
Jeanne crut qu’elle allait s’évanouir tant elle se sentit émue ; et elle s’habilla en tremblant d’émotion, effarée et défaillante à la pensée de revoir sa chère maison.
Un ciel radieux s’étalait sur le monde ; et le bidet, pris de gaietés, faisait parfois un temps de galop. Quand on entra dans la commune d’Étouvent, Jeanne sentit qu’elle respirait avec peine tant sa poitrine palpitait ; et quand elle aperçut les piliers de brique de la barrière, elle dit à voix basse deux ou trois fois, et malgré elle : « Oh ! Oh ! Oh ! » comme devant les choses qui révolutionnent le cœur.
On détela la carriole chez les Couillard ; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs.
Elle partit seule, et, lorsqu’elle fut devant le vieux manoir du côté de la mer, elle s’arrêta pour le regarder. Rien n’était changé au-dehors. Le vaste bâtiment grisâtre avait ce jour-là, sur ses murs ternis, des sourires de soleil. Tous les contrevents étaient clos.
Un petit morceau d’une branche morte tomba sur sa robe, elle leva les yeux ; il venait du platane. Elle s’approcha du gros arbre à la peau lisse et pâle, et le caressa de la main comme une bête. Son pied heurta, dans l’herbe, un morceau de bois pourri ; c’était le dernier fragment du banc où elle s’était assise si souvent avec tous les siens, du banc qu’on avait posé le jour même de la première visite de Julien.
Alors elle gagna la double porte du vestibule et eut grand-peine à l’ouvrir, la lourde clef rouillée refusant de tourner. La serrure, enfin, céda avec un dur grincement des ressorts ; et le battant, un peu résistant lui-même, s’enfonça sous une poussée.
Jeanne tout de suite, et presque courant, monta jusqu’à sa chambre. Elle ne la reconnut pas, tapissée d’un papier clair ; mais, ayant ouvert une fenêtre, elle demeura remuée jusqu’au fond de sa chair devant tout cet horizon tant aimé, le bosquet, les ormes, la lande, et la mer semée de voiles brunes qui semblaient immobiles au loin.
Alors elle se mit à rôder par la grande demeure vide. Elle regardait, sur les murailles, des taches familières à ses yeux. Elle s’arrêta devant un petit trou creusé dans le plâtre par le baron qui s’amusait souvent, en souvenir de son jeune temps, à faire des armes avec sa canne contre la cloison quand il passait devant cet endroit.
Dans la chambre de petite mère elle retrouva, piquée derrière une porte, dans un coin sombre auprès du lit, une fine épingle à tête d’or qu’elle avait enfoncée là autrefois (elle se le rappelait maintenant), et qu’elle avait, depuis, cherchée pendant des années. Personne ne l’avait trouvée. Elle la prit comme une inappréciable relique et la baisa.
Elle allait partout, cherchait, reconnaissait des traces presque invisibles dans les tentures des chambres qu’on n’avait point changées, revoyait ces figures bizarres que l’imagination prête souvent aux dessins des étoffes, des marbres, aux ombres des plafonds salis par le temps.
Elle marchait à pas muets, toute seule dans l’immense château silencieux, comme à travers un cimetière. Toute sa vie gisait là-dedans.
Elle descendit au salon. Il était sombre derrière ses volets fermés et elle fut quelque temps avant d’y rien distinguer ; puis, son regard s’habituant à l’obscurité, elle reconnut peu à peu les hautes tapisseries où se promenaient des oiseaux. Deux fauteuils étaient restés devant la cheminée comme si on venait de les quitter ; et l’odeur même de la pièce, une odeur qu’elle avait toujours gardée, comme les êtres ont la leur, une odeur vague, bien reconnaissable cependant, douce senteur indécise des vieux appartements, pénétrait Jeanne, l’enveloppait de souvenirs, grisait sa mémoire. Elle restait haletante, aspirant cette haleine du passé, et les yeux fixés sur les deux sièges. Et soudain, dans une brusque hallucination qu’enfanta son idée fixe, elle crut voir, elle vit, comme elle les avait vus si souvent, son père et sa mère chauffant leurs pieds au feu.
Elle recula, épouvantée, heurta du dos le bord de la porte, s’y soutint pour ne pas tomber, les yeux toujours tendus sur les fauteuils.