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Mme de Marelle, qui venait de causer avec Forestier, l’appela :

« Eh bien, Monsieur, dit-elle brusquement, vous voulez donc tâter du journalisme ? »

Alors il parla de ses projets, en termes vagues, puis recommença avec elle la conversation qu’il venait d’avoir avec Mme Walter ; mais, comme il possédait mieux son sujet, il s’y montra supérieur, répétant comme de lui des choses qu’il venait d’entendre. Et sans cesse il regardait dans les yeux sa voisine, comme pour donner à ce qu’il disait un sens profond.

Elle lui raconta à son tour des anecdotes, avec un entrain facile de femme qui se sait spirituelle et qui veut toujours être drôle ; et, devenant familière, elle posait la main sur son bras, baissait la voix pour dire des riens, qui prenaient ainsi un caractère d’intimité. Il s’exaltait intérieurement à frôler cette jeune femme qui s’occupait de lui. Il aurait voulu tout de suite se dévouer pour elle, la défendre, montrer ce qu’il valait, et les retards qu’il mettait à lui répondre indiquaient la préoccupation de sa pensée.

Mais tout à coup, sans raison, Mme de Marelle appelait : « Laurine ! » et la petite fille s’en vint.

« Assieds-toi là, mon enfant, tu aurais froid près de la fenêtre. »

Et Duroy fut pris d’une envie folle d’embrasser la fillette, comme si quelque chose de ce baiser eût dû retourner à la mère.

Il demanda d’un ton galant et paternel :

« Voulez-vous me permettre de vous embrasser, Mademoiselle ? »

L’enfant leva les yeux sur lui d’un air surpris. Mme de Marelle dit en riant :

« Réponds : « Je veux bien, Monsieur, pour aujourd’hui ; mais ce ne sera pas toujours comme ça. »

Duroy, s’asseyant aussitôt, prit sur son genou Laurine, puis effleura des lèvres les cheveux ondés et fins de l’enfant.

La mère s’étonna :

« Tiens, elle ne s’est pas sauvée ; c’est stupéfiant. Elle ne se laisse d’ordinaire embrasser que par les femmes. Vous êtes irrésistible, Monsieur Duroy. »

II rougit, sans répondre, et d’un mouvement léger il balançait la petite fille sur sa jambe.

Mme Forestier s’approcha, et, poussant un cri d’étonnement :

« Tiens, voilà Laurine apprivoisée, quel miracle ! »

Jacques Rival aussi s’en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son œuvre de conquête commencée.

Il salua, prit et serra doucement la petite main tendue des femmes, puis secoua avec force la main des hommes. Il remarqua que celle de Jacques Rival était sèche et chaude et répondait cordialement à sa pression ; celle de Norbert de Varenne, humide et froide et fuyait en glissant entre les doigts ; celle du père Walter, froide et molle, sans énergie, sans expression ; celle de Forestier, grasse et tiède. Son ami lui dit à mi-voix :

« Demain, trois heures, n’oublie pas.

— Oh ! Non, ne crains rien. »

Quand il se retrouva sur l’escalier, il eut envie de descendre en courant, tant sa joie était véhémente, et il s’élança, enjambant les marches deux par deux ; mais tout à coup, il aperçut, dans la grande glace du second étage, un monsieur pressé qui venait en gambadant à sa rencontre, et il s’arrêta net, honteux comme s’il venait d’être surpris en faute.

Puis il se regarda longuement, émerveillé d’être vraiment aussi joli garçon ; puis il se sourit avec complaisance ; puis, prenant congé de son image, il se salua très bas, avec cérémonie, comme on salue les grands personnages.

III

Quand Georges Duroy se retrouva dans la rue, il hésita sur ce qu’il ferait. Il avait envie de courir, de rêver, d’aller devant lui en songeant à l’avenir et en respirant l’air doux de la nuit ; mais la pensée de la série d’articles demandés par le père Walter le poursuivait, et il se décida à rentrer tout de suite pour se mettre au travail.

Il revint à grands pas, gagna le boulevard extérieur, et le suivit jusqu’à la rue Boursault qu’il habitait. Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers et bourgeois, et il éprouva en montant l’escalier, dont il éclairait avec des allumettes-bougies les marches sales où traînaient des bouts de papiers, des bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de dégoût et une hâte de sortir de là, de loger comme les hommes riches, en des demeures propres, avec des tapis. Une odeur lourde de nourriture, de fosse d’aisances et d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu chasser de ce logis, l’emplissait du haut en bas.

La chambre du jeune homme, au cinquième étage, donnait, comme sur un abîme profond, sur l’immense tranchée du chemin de fer de l’Ouest, juste au-dessus de la sortie du tunnel, près de la gare des Batignolles. Duroy ouvrit sa fenêtre et s’accouda sur l’appui de fer rouillé.

Au-dessous de lui, dans le fond du trou sombre, trois signaux rouges immobiles avaient l’air de gros yeux de bête ; et plus loin on en voyait d’autres, et encore d’autres, encore plus loin. À tout instant des coups de sifflet prolongés ou courts passaient dans la nuit, les uns proches, les autres à peine perceptibles, venus de là-bas, du côté d’Asnières. Ils avaient des modulations comme des appels de voix. Un d’eux se rapprochait, poussant toujours son cri plaintif qui grandissait de seconde en seconde, et bientôt une grosse lumière jaune apparut, courant avec un grand bruit ; et Duroy regarda le long chapelet des wagons s’engouffrer sous le tunnel.

Puis il se dit : « Allons, au travail ! » Il posa sa lumière sur sa table ; mais au moment de se mettre à écrire, il s’aperçut qu’il n’avait chez lui qu’un cahier de papier à lettres.

Tant pis, il l’utiliserait en ouvrant la feuille dans toute sa grandeur. Il trempa sa plume dans l’encre et écrivit en tête, de sa plus belle écriture :

Souvenirs d’un chasseur d’Afrique.

Puis il chercha le commencement de la première phrase.

Il restait le front dans sa main, les yeux fixés sur le carré blanc déployé devant lui.

Qu’allait-il dire ? Il ne trouvait plus rien maintenant de ce qu’il avait raconté tout à l’heure, pas une anecdote, pas un fait, rien. Tout à coup il pensa : « Il faut que je débute par mon départ. » Et il écrivit : « C’était en 1874, aux environs du 15 mai, alors que la France épuisée se reposait après les catastrophes de l’année terrible… »

Et il s’arrêta net, ne sachant comment amener ce qui suivrait, son embarquement, son voyage, ses premières émotions.

Après dix minutes de réflexions il se décida à remettre au lendemain la page préparatoire du début, et à faire tout de suite une description d’Alger.

Et il traça sur son papier : « Alger est une ville toute blanche… » sans parvenir à énoncer autre chose. Il revoyait en souvenir la jolie cité claire, dégringolant, comme une cascade de maisons plates, du haut de sa montagne dans la mer, mais il ne trouvait plus un mot pour exprimer ce qu’il avait vu, ce qu’il avait senti.

Après un grand effort, il ajouta : « Elle est habitée en partie par des Arabes… » Puis il jeta sa plume sur la table et se leva.

Sur son petit lit de fer, où la place de son corps avait fait un creux, il aperçut ses habits de tous les jours jetés là, vides, fatigués, flasques, vilains comme des hardes de la Morgue. Et, sur une chaise de paille, son chapeau de soie, son unique chapeau, semblait ouvert pour recevoir l’aumône.

Ses murs, tendus d’un papier gris à bouquets bleus, avaient autant de taches que de fleurs, des taches anciennes, suspectes, dont on n’aurait pu dire la nature, bêtes écrasées ou gouttes d’huile, bouts de doigts graissés de pommade ou écume de la cuvette projetée pendant les lavages. Cela sentait la misère honteuse, la misère en garni de Paris. Et une exaspération le souleva contre la pauvreté de sa vie. Il se dit qu’il fallait sortir de là, tout de suite, qu’il fallait en finir dès le lendemain avec cette existence besogneuse.