Выбрать главу

Le soir venu, Duroy, qui n’avait plus rien à faire, songea à retourner aux Folies-Bergère, et, payant d’audace, il se présenta au contrôle :

« Je m’appelle Georges Duroy, rédacteur à La Vie Française. Je suis venu l’autre jour avec M. Forestier, qui m’avait promis de demander mes entrées. Je ne sais s’il y a songé. »

On consulta un registre. Son nom ne s’y trouvait pas inscrit. Cependant le contrôleur, homme très affable, lui dit :

« Entrez toujours, Monsieur, et adressez vous-même votre demande à M. le directeur, qui y fera droit assurément. »

Il entra, et presque aussitôt, il rencontra Rachel, la femme emmenée le premier soir.

Elle vint à lui :

« Bonjour, mon chat. Tu vas bien ?

Très bien, et toi ?

— Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j’ai rêvé deux fois de toi depuis l’autre jour. »

Duroy sourit, flatté :

« Ah-ah ! Et qu’est-ce que ça prouve ?

— Ça prouve que tu m’as plu, gros serin, et que nous recommencerons quand ça te dira.

— Aujourd’hui si tu veux.

— Oui, je veux bien.

— Bon, mais écoute… » Il hésitait, un peu confus de ce qu’il allait faire ; « C’est que, cette fois, je n’ai pas le sou : je viens du cercle, où j’ai tout claqué. »

Elle le regardait au fond des yeux, flairant le mensonge avec son instinct et sa pratique de fille habituée aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit :

« Blagueur ! Tu sais, ça n’est pas gentil avec moi cette manière-là. »

Il eut un sourire embarrassé :

« Si tu veux dix francs, c’est tout ce qui me reste. »

Elle murmura avec un désintéressement de courtisane qui se paie un caprice :

« Ce qui te plaira, mon chéri : je ne veux que toi. »

Et levant ses yeux séduits vers la moustache du jeune homme, elle prit son bras et s’appuya dessus amoureusement :

« Allons boire une grenadine d’abord. Et puis nous ferons un tour ensemble. Moi, je voudrais aller à l’Opéra, comme ça, avec toi, pour te montrer. Et puis nous rentrerons de bonne heure, n’est-ce pas ? »

* * *

Il dormit tard chez cette fille. Il faisait jour quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt d’acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l’œil les colonnes imprimées avec l’espoir d’y trouver enfin ce qu’il cherchait.

Quelque chose de pesant tout à coup accablait son cœur, car, après la fatigue d’une nuit d’amour, cette contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d’un désastre.

Il remonta chez lui et s’endormit tout habillé sur son lit.

En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rédaction, il se présenta devant M. Walter :

« J’ai été tout surpris ce matin, Monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l’Algérie. »

Le directeur leva la tête, et d’une voix sèche :

« Je l’ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire ; il ne l’a pas trouvé suffisant ; il faudra me le refaire. »

Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade :

« Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique ? »

Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses talons un article commencé. Il articula tranquillement avec un son de voix ennuyé et lointain, comme s’il parlait du fond d’un trou :

« Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà. »

Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées sous un presse-papiers.

Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit :

« Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la préfecture… »

Et il indiqua une série de courses d’affaires, de nouvelles à recueillir. Duroy s’en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu’il cherchait.

Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L’ayant refait une troisième fois, et le voyant refusé, il comprit qu’il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l’aider dans sa route.

Il ne parla donc plus des Souvenirs d’un chasseur d’Afrique, en se promettant d’être souple et rusé, puisqu’il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son métier de reporter avec zèle.

Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d’État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis.

Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait coup sur coup les échantillons de tous les vins, et ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l’Argenteuil. Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le père Walter, qui s’y connaissait en rédacteurs.

Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard, la vie de café, la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le sou et se désolait de sa misère.

C’est un truc à saisir, pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d’or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait avec envie des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère, entrer dans l’association tacite, s’imposer aux camarades qui partageaient sans lui.

Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa fenêtre passer les trains, aux procédés qu’il pourrait employer.

V

Deux mois s’étaient écoulés ; on touchait à septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espérée lui semblait bien longue à venir. Il s’inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa situation et ne voyait pas par quelle voie il escaladerait les hauteurs où l’on trouve la considération et l’argent. Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre de reporter, muré là-dedans à n’en pouvoir sortir. On l’appréciait, mais on l’estimait selon son rang. Forestier même, à qui il rendait mille services, ne l’invitait plus à dîner, le traitait en tout comme un inférieur, bien qu’il le tutoyât comme un ami.

De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, plaçait un bout d’article, et ayant acquis par ses échos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient lorsqu’il avait écrit sa seconde chronique sur l’Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualités. Mais de là à faire des chroniques au gré de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de différence qu’à conduire dans les avenues du Bois étant cocher, ou à conduire étant maître. Ce qui l’humiliait surtout, c’était de sentir fermées les portes du monde, de n’avoir pas de relations à traiter en égal, de ne pas entrer dans l’intimité des femmes, bien que plusieurs actrices connues l’eussent parfois accueilli avec une familiarité intéressée.