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Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue d’une robe de toile, la tête couverte d’un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville ; et, malgré la simplicité élégante et cherchée de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d’oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ôter : « Bah ! On croira que ce sont des cailloux du Rhin. »

Elle se jugeait admirablement déguisée, et, bien qu’elle fût en réalité cachée à la façon des autruches, elle allait dans les tavernes les plus mal famées.

Elle avait voulu que Duroy s’habillât en ouvrier ; mais il résista et garda sa tenue correcte de boulevardier, sans vouloir même changer son haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.

Elle s’était consolée de son obstination par ce raisonnement : « On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde. » Et elle trouvait délicieuse cette comédie.

Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s’asseoir au fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné dévisageait ce couple étrange, en posant devant lui deux cerises à l’eau-de-vie.

Elle, tremblante, apeurée et ravie, se mettait à boire le jus rouge des fruits, à petits coups, en regardant autour d’elle d’un œil inquiet et allumé. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d’une faute commise, chaque goutte du liquide brûlant et poivré descendant en sa gorge lui procurait un plaisir âcre, la joie d’une jouissance scélérate et défendue.

Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et ils partaient. Elle filait vivement, la tête basse, d’un pas menu, d’un pas d’actrice qui quitte la scène, entre les buveurs accoudés aux tables qui la regardaient passer d’un air soupçonneux et mécontent ; et quand elle avait franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme si elle venait d’échapper à quelque danger terrible.

Quelquefois elle demandait à Duroy, en frissonnant :

« Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-ce que tu ferais ? »

Il répondait d’un ton crâne :

« Je te défendrais, parbleu ! »

Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus peut-être d’être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre pour elle, même ces hommes-là, avec son bien-aimé.

Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois par semaine, commençaient à fatiguer Duroy, qui avait grand mal d’ailleurs, depuis quelque temps, à se procurer le demi-louis qu’il lui fallait pour payer la voiture et les consommations.

Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus de peine qu’aux jours où il était employé du Nord, car, ayant dépensé largement, sans compter, pendant ses premiers mois de journalisme, avec l’espoir constant de gagner de grosses sommes le lendemain, il avait épuisé toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer de l’argent.

Un procédé fort simple, celui d’emprunter à la caisse, s’était trouvé bien vite usé, et il devait déjà au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs à Forestier, trois cents francs à Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il était rongé par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.

Saint-Potin, consulté sur les méthodes à employer pour trouver encore cent francs, n’avait découvert aucun expédient, bien qu’il fût un homme d’invention ; et Duroy s’exaspérait de cette misère, plus sensible maintenant qu’autrefois, parce qu’il avait plus de besoins. Une colère sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait à tout propos, à tout moment, pour les causes les plus futiles.

Il se demandait parfois comment il avait fait pour dépenser une moyenne de mille livres par mois, sans aucun excès ni aucune fantaisie ; et il constatait qu’en additionnant un déjeuner de huit francs avec un dîner de douze pris dans un grand café quelconque du boulevard, il arrivait tout de suite à un louis, qui, joint à une dizaine de francs d’argent de poche, de cet argent qui coule sans qu’on sache comment, formait un total de trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf cents francs à la fin du mois. Et il ne comptait pas là-dedans tous les frais d’habillement, de chaussure, de linge, de blanchissage, etc.

Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l’esprit pour obtenir quelque monnaie.

Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne déjeuna point et il passa l’après-midi au journal à travailler, rageant et préoccupé.

Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa maîtresse, qui lui disait :

« Veux-tu que nous dînions ensemble ? Nous ferons ensuite une escapade. »

Il répondit aussitôt :

« Impossible dîner. »

Puis il réfléchit qu’il serait bien bête de se priver des moments agréables qu’elle pourrait lui donner, et il ajouta :

« Mais je t’attendrai, à neuf heures, dans notre logis. »

Et ayant envoyé un des garçons porter ce mot, afin d’économiser le prix du télégramme, il réfléchit à la façon dont il s’y prendrait pour se procurer le repas du soir.

À sept heures, il n’avait encore rien inventé ; et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours à un stratagème de désespéré. Il laissa partir tous ses confrères, l’un après l’autre, et, quand il fut seul, il sonna vivement. L’huissier du patron, resté pour garder les bureaux, se présenta.

Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d’une voix brusque :

« Dites donc, Foucart, j’ai oublié mon portefeuille chez moi, et il faut que j’aille dîner au Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour payer ma voiture. »

L’homme tira trois francs de son gilet, en demandant :

« Monsieur Duroy ne veut pas davantage ?

— Non, non, cela me suffit. Merci bien. »

Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy descendit en courant l’escalier, puis alla dîner dans une gargote où il échouait aux jours de misère.

À neuf heures, il attendait sa maîtresse, les pieds au feu dans le petit salon.

Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par l’air froid de la rue :

« Si tu veux, dit-elle, nous ferons d’abord un tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. Le temps est admirable pour se promener. »

Il répondit d’un ton grognon :

« Pourquoi sortir ? On est très bien ici. »

Elle reprit, sans ôter son chapeau :

« Si tu savais, il fait un clair de lune merveilleux. C’est un vrai bonheur de se promener, ce soir.

— C’est possible, mais moi je ne tiens pas à me promener. »

Il avait dit cela d’un air furieux. Elle en fut saisie, blessée, et demanda :

« Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi prends-tu ces manières-là ? J’ai le désir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te fâcher. »

Il se souleva, exaspéré.

« Cela ne me fâche pas. Cela m’embête. Voilà. »

Elle était de celles que la résistance irrite et que l’impolitesse exaspère.

Elle prononça, avec dédain, avec une colère froide :

« Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi. Je m’en irai seule, alors ; adieu ! »

Il comprit que c’était grave, et s’élançant vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbutiant :