Elle arriva, tendre, empressée, pleine de craintes. Comment allait-il la recevoir ? Et elle l’embrassa avec persistance pour éviter une explication dans les premiers moments.
Il se disait, de son côté : « II sera bien temps tout à l’heure d’aborder la question. Je vais chercher un joint. »
Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant les premiers mots à prononcer sur ce sujet délicat.
Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toute façon.
Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez-vous seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car Mme de Marelle avait plusieurs dîners en ville de suite.
Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester, il s’aperçut qu’elles étaient cinq, dont une en or.
Au premier moment il crut qu’on lui avait rendu, la veille, vingt francs par mégarde, puis il comprit, et il sentit une palpitation de cœur sous l’humiliation de cette aumône persévérante.
Comme il regretta de n’avoir rien dit ! S’il avait parlé avec énergie, cela ne serait point arrivé.
Pendant quatre jours il fit des démarches et des efforts aussi nombreux qu’inutiles pour se procurer cinq louis, et il mangea le second de Clotilde.
Elle trouva moyen — bien qu’il lui eût dit, d’un air furieux : « Tu sais, ne recommence pas la plaisanterie des autres soirs, parce que je me fâcherais « — de glisser encore vingt francs dans la poche de son pantalon la première fois qu’ils se rencontrèrent.
Quand il les découvrit, il jura « Nom de Dieu ! » et il les transporta dans son gilet pour les avoir sous la main, car il se trouvait sans un centime.
Il apaisait sa conscience par ce raisonnement : « Je lui rendrai le tout en bloc. Ce n’est en somme que de l’argent prêté. »
Enfin le caissier du journal, sur ses prières désespérées, consentit à lui donner cent sous par jour. C’était tout juste assez pour manger, mais pas assez pour restituer soixante francs.
Or, comme Clotilde fut reprise de sa rage pour les excursions nocturnes dans tous les lieux suspects de Paris, il finit par ne plus s’irriter outre mesure de trouver un jaunet dans une de ses poches, un jour même dans sa bottine, et un autre jour dans la boîte de sa montre, après leurs promenades aventureuses. Puisqu’elle avait des envies qu’il ne pouvait satisfaire dans le moment, n’était-il pas naturel qu’elle les payât plutôt que de s’en priver ?
Il tenait compte d’ailleurs de tout ce qu’il recevait ainsi, pour le lui restituer un jour.
Un soir elle lui dit : « Croiras-tu que je n’ai jamais été aux Folies-Bergère ? Veux-tu m’y mener ? » Il hésita, dans la crainte de rencontrer Rachel. Puis il pensa : « Bah ! Je ne suis pas marié, après tout. Si l’autre me voit, elle comprendra la situation et ne me parlera pas. D’ailleurs, nous prendrons une loge. »
Une raison aussi le décida. Il était bien aise de cette occasion d’offrir à Mme de Marelle une loge au théâtre sans rien payer. C’était là une sorte de compensation.
Il laissa d’abord Clotilde dans la voiture pour aller chercher le coupon afin qu’elle ne vît pas qu’on le lui offrait, puis il la vint prendre et ils entrèrent, salués par les contrôleurs.
Une foule énorme encombrait le promenoir. Ils eurent grand-peine à passer à travers la cohue des hommes et des rôdeuses. Ils atteignirent enfin leur case et s’installèrent, enfermés entre l’orchestre immobile et le remous de la galerie.
Mais Mme de Marelle ne regardait guère la scène, uniquement préoccupée des filles qui circulaient derrière son dos ; et elle se retournait sans cesse pour les voir, avec une envie de les toucher, de palper leur corsage, leurs joues, leurs cheveux, pour savoir comment c’était fait, ces êtres là.
Elle dit soudain :
« Il y en a une grosse brune qui nous regarde tout le temps. J’ai cru tout à l’heure qu’elle allait nous parler. L’as-tu vue ? »
Il répondit : « Non. Tu dois te tromper. » Mais il l’avait aperçue depuis longtemps déjà. C’était Rachel qui rôdait autour d’eux avec une colère dans les yeux et des mots violents sur les lèvres.
Duroy l’avait frôlée tout à l’heure en traversant la foule, et elle lui avait dit : « Bonjour « tout bas avec un clignement d’œil qui signifiait : « Je comprends. » Mais il n’avait point répondu à cette gentillesse dans la crainte d’être vu par sa maîtresse, et il avait passé froidement, le front haut, la lèvre dédaigneuse. La fille, qu’une jalousie inconsciente aiguillonnait déjà, revint sur ses pas, le frôla de nouveau et prononça d’une voix plus forte : « Bonjour, Georges. »
Il n’avait encore rien répondu. Alors elle s’était obstinée à être reconnue, saluée, et elle revenait sans cesse derrière la loge, attendant un moment favorable.
Dès qu’elle s’aperçut que Mme de Marelle la regardait, elle toucha du bout du doigt l’épaule de Duroy :
« Bonjour. Tu vas bien ? »
Mais il ne se retourna pas.
Elle reprit :
« Eh bien ? Es-tu devenu sourd depuis jeudi ? »
Il ne répondit point, affectant un air de mépris qui l’empêchait de se compromettre, même par un mot, avec cette drôlesse.
Elle se mit à rire, d’un rire de rage et dit : « Te voilà donc muet ? Madame t’a peut-être mordu la langue ? »
Il fit un geste furieux, et d’une voix exaspérée :
« Qui est-ce qui vous permet de parler ? Filez ou je vous fais arrêter. »
Alors, le regard enflammé, la gorge gonflée, elle gueula :
« Ah ! C’est comme ça ! Va donc, mufle ! Quand on couche avec une femme, on la salue au moins. C’est pas une raison parce que t’es avec une autre pour ne pas me reconnaître aujourd’hui. Si tu m’avais seulement, fait un signe quand j’ai passé contre toi, tout à l’heure, je t’aurais laissé tranquille. Mais t’as voulu faire le fier, attends, va ! Je vais te servir, moi ! Ah ! Tu ne me dis seulement pas bonjour quand je te rencontre… »
Elle aurait crié longtemps, mais Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument la sortie.
Duroy s’était élancé derrière elle et s’efforçait de la rejoindre.
Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante :
« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! Elle m’a volé mon amant. »
Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l’emmener en cherchant à l’embrasser. Mais Duroy l’ayant rattrapée, la dégagea violemment et l’entraîna dans la rue.
Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : « Où faut-il aller, bourgeois ? » il répondit. » Où vous voudrez. »
La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés. Clotilde en proie à une sorte de crise nerveuse, les mains sur sa face, étouffait, suffoquait ; et Duroy ne savait que faire ni que dire. À la fin, comme il l’entendait pleurer, il bégaya. : « Écoute, Clo, ma petite Clo, laisse-moi t’expliquer ! Ce n’est pas ma faute… J’ai connu cette femme-là autrefois… dans les premiers temps… »
Elle dégagea brusquement son visage, et saisie par une rage de femme amoureuse et trahie, une rage furieuse qui lui rendit la parole, elle balbutia, par phrases rapides, hachées, en haletant : « Ah !.. misérable… misérable… quel gueux tu fais !.. Est-ce possible ?… quelle honte !.. Oh ! Mon Dieu !.. quelle honte !.. »