Puis, s’emportant de plus en plus, à mesure que les idées s’éclaircissaient en elle et que les arguments lui venaient : « C’est avec mon argent que tu la payais, n’est-ce pas ? Et je lui donnais de l’argent… pour cette fille… Oh ! Le misérable !.. »
Elle sembla chercher, pendant quelques secondes, un autre mot plus fort qui ne venait point, puis soudain, elle expectora, avec le mouvement qu’on fait pour cracher : « Oh !.. cochon… cochon… cochon… Tu la payais avec mon argent… cochon… cochon !.. »
Elle ne trouvait plus autre chose et répétait : « Cochon… cochon… »
Tout à coup, elle se pencha dehors, et, saisissant le cocher par sa manche : « Arrêtez ! » puis, ouvrant la portière, elle sauta dans la rue.
Georges voulut la suivre, mais elle cria : « Je te défends de descendre ! » d’une voix si forte que les passants se massèrent autour d’elle ; et Duroy ne bougea point par crainte d’un scandale.
Alors elle tira sa bourse de sa poche et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d’un ton vibrant : « Tenez… voilà votre heure… C’est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles. »
Une gaieté s’éleva dans le groupe qui l’entourait. Un monsieur dit : « Bravo, la petite ! » et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : « Bonsoir, Bibi ! »
Puis la voiture se remit en marche, poursuivie par des rires.
Georges Duroy eut le réveil triste, le lendemain.
Il s’habilla lentement, puis s’assit devant sa fenêtre et se mit à réfléchir. Il se sentait, dans tout le corps, une espèce de courbature, comme s’il avait reçu, la veille, une volée de coups de bâton.
Enfin, la nécessité de trouver de l’argent l’aiguillonna et il se rendit chez Forestier.
Son ami le reçut, les pieds au feu, dans son cabinet.
« Qu’est-ce qui t’a fait lever si tôt ?
— Une affaire très grave. J’ai une dette d’honneur.
— De jeu ? »
Il hésita, puis avoua :
« De jeu.
— Grosse ?
— Cinq cents francs ! »
Il n’en devait que deux cent quatre-vingt.
Forestier, sceptique, demanda :
« À qui dois-tu ça ? »
Duroy ne put pas répondre tout de suite.
« … Mais à… à… à un Monsieur de Carleville.
— Ah ! Et où demeure-t-il ?
— Rue… rue… »
Forestier se mit à rire : « Rue du Cherche-Midi à quatorze heures, n’est-ce pas ? Je connais ce monsieur-là, mon cher. Si tu veux vingt francs, j’ai encore ça à ta disposition, mais pas davantage. »
Duroy accepta la pièce d’or.
Puis il alla, de porte en porte, chez toutes les personnes qu’il connaissait, et il finit par réunir, vers cinq heures, quatre-vingts francs.
Comme il lui en fallait trouver encore deux cents, il prit son parti résolument, et, gardant ce qu’il avait recueilli, il murmura : « Zut, je ne vais pas me faire de bile pour cette garce-là. Je la paierai quand je pourrai. »
Pendant quinze jours il vécut d’une vie économe, réglée et chaste, l’esprit plein de résolutions énergiques. Puis il fut pris d’un grand désir d’amour. Il lui semblait que plusieurs années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait tenu une femme dans ses bras, et, comme le matelot qui s’affole en revoyant la terre, toutes les jupes rencontrées le faisaient frissonner.
Alors il retourna, un soir, aux Folies-Bergère, avec l’espoir d’y trouver Rachel. Il l’aperçut, en effet, dès l’entrée, car elle ne quittait guère cet établissement.
Il alla vers elle souriant, la main tendue. Mais elle le toisa de la tête aux pieds :
« Qu’est-ce que vous me voulez ? »
Il essaya de rire :
« Allons, ne fais pas ta poire. »
Elle lui tourna les talons en déclarant :
« Je ne fréquente pas les dos verts. »
Elle avait cherché la plus grossière injure. Il sentit le sang lui empourprer la face, et il rentra seul.
Forestier, malade, affaibli, toussant toujours, lui faisait, au journal, une existence pénible, semblait se creuser l’esprit pour lui trouver des corvées ennuyeuses. Un jour même, dans un moment d’irritation nerveuse, et après une longue quinte d’étouffement, comme Duroy ne lui apportait point un renseignement demandé, il grogna : « Cristi, tu es plus bête que je n’aurais cru. »
L’autre faillit le gifler, mais il se contint et s’en alla en murmurant : « Toi, je te rattraperai. » Une pensée rapide lui traversa l’esprit, et il ajouta : « Je vas te faire cocu, mon vieux. » Et il s’en alla en se frottant les mains, réjoui par ce projet.
Il voulut, dès le jour suivant, en commencer l’exécution. Il fit à Mme Forestier une visite en éclaireur.
Il la trouva qui lisait un livre, étendue tout au long sur un canapé.
Elle lui tendit la main, sans bouger, tournant seulement la tête, et elle dit : « Bonjour, Bel-Ami. » Il eut la sensation d’un soufflet reçu : « Pourquoi m’appelez-vous ainsi ? »
Elle répondit en souriant :
« J’ai vu Mme de Marelle l’autre semaine, et j’ai su comment on vous avait baptisé chez elle. »
Il se rassura devant l’air aimable de la jeune femme. Comment aurait-il pu craindre, d’ailleurs ?
Elle reprit :
« Vous la gâtez ! Quant à moi, on me vient voir quand on y pense, les trente-six du mois, ou peu s’en faut ? »
Il s’était assis près d’elle et il la regardait avec une curiosité nouvelle, une curiosité d’amateur qui bibelote. Elle était charmante, blonde d’un blond tendre et chaud, faite pour les caresses ; et il pensa : « Elle est mieux que l’autre, certainement. » Il ne doutait point du succès, il n’aurait qu’à allonger la main, lui semblait-il, et à la prendre, comme on cueille un fruit.
Il dit résolument :
« Je ne venais point vous voir parce que cela valait mieux. »
Elle demanda, sans comprendre :
« Comment ? Pourquoi ?
— Pourquoi ? Vous ne devinez pas.
— Non, pas du tout.
— Parce que je suis amoureux de vous… oh ! Un peu, rien qu’un peu… et que je ne veux pas le devenir tout à fait… »
Elle ne parut ni étonnée, ni choquée, ni flattée ; elle continuait à sourire du même sourire indifférent, et elle répondit avec tranquillité :
« Oh ! Vous pouvez venir tout de même. On n’est jamais amoureux de moi longtemps. »
Il fut surpris du ton plus encore que des paroles, et il demanda :
« Pourquoi ?
— Parce que c’est inutile et que je le fais comprendre tout de suite. Si vous m’aviez raconté plus tôt votre crainte, je vous aurais rassuré et engagé au contraire à venir le plus possible. »
Il s’écria, d’un ton pathétique :
« Avec ça qu’on peut commander aux sentiments ! »
Elle se tourna vers lui :
« Mon cher ami, pour moi un homme amoureux est rayé du nombre des vivants. Il devient idiot, pas seulement idiot, mais dangereux. Je cesse, avec les gens qui m’aiment d’amour, ou qui le prétendent, toute relation intime, parce qu’ils m’ennuient d’abord, et puis parce qu’ils me sont suspects comme un chien enragé qui peut avoir une crise. Je les mets donc en quarantaine morale jusqu’à ce que leur maladie soit passée. Ne l’oubliez point. Je sais bien que chez vous l’amour n’est autre chose qu’une espèce d’appétit, tandis que chez moi ce serait, au contraire, une espèce de… de… de communion des âmes qui n’entre pas dans la religion des hommes. Vous en comprenez la lettre, et moi l’esprit. Mais… regardez-moi bien en face… »