Elle ne souriait plus. Elle avait un visage calme et froid et elle dit en appuyant sur chaque mot :
« Je ne serai jamais, jamais votre maîtresse, entendez-vous. Il est donc absolument inutile, il serait même mauvais pour vous de persister dans ce désir… Et maintenant que… l’opération est faite… voulez-vous que nous soyons amis, bons amis, mais là, de vrais amis, sans arrière-pensée ? »
Il avait compris que toute tentative resterait stérile devant cette sentence sans appel. Il en prit son parti tout de suite, franchement, et, ravi de pouvoir se faire cette alliée dans l’existence, il lui tendit les deux mains :
« Je suis à vous, Madame, comme il vous plaira. »
Elle sentit la sincérité de la pensée dans la voix, et elle donna ses mains.
Il les baisa, l’une après l’autre, puis il dit simplement en relevant la tête : « Cristi, si j’avais trouvé une femme comme vous, avec quel bonheur je l’aurais épousée ! »
Elle fut touchée, cette fois, caressée par cette phrase comme les femmes le sont par les compliments qui trouvent leur cœur, et elle lui jeta un de ces regards rapides et reconnaissants qui nous font leurs esclaves.
Puis, comme il ne trouvait pas de transition pour reprendre la conversation, elle prononça, d’une voix douce, en posant un doigt sur son bras :
« Et je vais commencer tout de suite mon métier d’amie. Vous êtes maladroit, mon cher… »
Elle hésita, et demanda :
« Puis-je parler librement ?
— Oui.
— Tout à fait ?
— Tout à fait.
— Eh bien, allez donc voir Mme Walter, qui vous apprécie beaucoup, et plaisez-lui. Vous trouverez à placer par là vos compliments, bien qu’elle soit honnête, entendez-moi bien, tout à fait honnête. Oh ! Pas d’espoir de… de maraudage non plus de ce côté. Vous y pourrez trouver mieux, en vous faisant bien voir. Je sais que vous occupez encore dans le journal une place inférieure. Mais ne craignez rien, ils reçoivent tous les rédacteurs avec la même bienveillance. Allez-y croyez-moi. »
Il dit, en souriant : « Merci, vous êtes un ange… un ange gardien. » Puis ils parlèrent de choses et d’autres.
Il resta longtemps, voulant prouver qu’il avait plaisir à se trouver près d’elle ; et, en la quittant, il demanda encore :
« C’est entendu, nous sommes des amis ?
— C’est entendu. »
Comme il avait senti l’effet de son compliment, tout à l’heure, il l’appuya, ajoutant :
« Et si vous devenez jamais veuve, je m’inscris. »
Puis il se sauva bien vite pour ne point lui laisser le loisir de se fâcher.
Une visite à Mme Walter gênait un peu Duroy, car il n’avait point été autorisé à se présenter chez elle, et il ne voulait pas commettre de maladresse. Le patron lui témoignait de la bienveillance, appréciait ses services, l’employait de préférence aux besognes difficiles ; pourquoi ne profiterait-il pas de cette faveur pour pénétrer dans la maison ?
Un jour donc, s’étant levé de bonne heure, il se rendit aux halles au moment des ventes, et il se procura, moyennant une dizaine de francs, une vingtaine d’admirables poires. Les ayant ficelées avec soin dans une bourriche pour faire croire qu’elles venaient de loin, il les porta chez le concierge de la patronne avec sa carte où il avait écrit :
Georges Duroy
Prie humblement Mme Walter d’accepter ces quelques fruits qu’il a reçus ce matin de Normandie.
Il trouva le lendemain dans sa boîte aux lettres, au journal, une enveloppe contenant, en retour, la carte de Mme Walter « qui remerciait bien vivement M. Georges Duroy, et restait chez elle tous les samedis ».
Le samedi suivant, il se présenta.
M. Walter habitait, boulevard Malesherbes, une maison double lui appartenant, et dont une partie était louée, procédé économique de gens pratiques. Un seul concierge, gîté entre les deux portes cochères, tirait le cordon pour le propriétaire et pour le locataire, et donnait à chacune des entrées un grand air d’hôtel riche et comme il faut par sa belle tenue de suisse d’église, ses gros mollets emmaillotés en des bas blancs, et son vêtement de représentation à boutons d’or et à revers écarlates.
Les salons de réception étaient au premier étage, précédés d’une antichambre tendue de tapisseries et enfermée par des portières. Deux valets sommeillaient sur des sièges. Un d’eux prit le pardessus de Duroy, et l’autre s’empara de sa canne, ouvrit une porte, devança de quelques pas le visiteur, puis, s’effaçant, le laissa passer en criant son nom dans un appartement vide.
Le jeune homme, embarrassé, regardait de tous les côtés, quand il aperçut dans une glace des gens assis et qui semblaient fort loin. Il se trompa d’abord de direction, le miroir ayant égaré son œil, puis il traversa encore deux salons vides pour arriver dans une sorte de petit boudoir tendu de soie bleue à boutons d’or où quatre dames causaient à mi-voix autour d’une table ronde qui portait des tasses de thé.
Malgré l’assurance qu’il avait gagnée dans son existence parisienne et surtout dans son métier de reporter qui le mettait incessamment en contact avec des personnages marquants, Duroy se sentait un peu intimidé par la mise en scène de l’entrée et par la traversée des salons déserts.
Il balbutia : « Madame, je me suis permis… » en cherchant de l’œil la maîtresse de la maison.
Elle lui tendit la main, qu’il prit en s’inclinant, et lui ayant dit : « Vous êtes fort aimable, Monsieur, de venir me voir », elle lui montra un siège où, voulant s’asseoir, il se laissa tomber, l’ayant cru beaucoup plus haut.
On s’était tu. Une des femmes se remit à parler. Il s’agissait du froid qui devenait violent, pas assez cependant pour arrêter l’épidémie de fièvre typhoïde ni pour permettre de patiner. Et chacune donna son avis sur cette entrée en scène de la gelée à Paris ; puis elles exprimèrent leurs préférences dans les saisons, avec toutes les raisons banales qui traînent dans les esprits comme la poussière dans les appartements.
Un bruit léger de porte fit retourner la tête de Duroy, et il aperçut, à travers deux glaces sans tain, une grosse dame qui s’en venait. Dès qu’elle apparut dans le boudoir, une des visiteuses se leva, serra les mains, puis partit ; et le jeune homme suivit du regard, par les autres salons, son dos noir où brillaient des perles de jais.
Quand l’agitation de ce changement de personnes se fut calmée, on parla spontanément, sans transition, de la question du Maroc et de la guerre en Orient, et aussi des embarras de l’Angleterre à l’extrémité de l’Afrique.
Ces dames discutaient ces choses de mémoire, comme si elles eussent récité une comédie mondaine et convenable, répétée bien souvent.
Une nouvelle entrée eut lieu, celle d’une petite blonde frisée, qui détermina la sortie d’une grande personne sèche, entre deux âges.
Et on parla des chances qu’avait M. Linet pour entrer à l’Académie. La nouvelle venue pensait fermement qu’il serait battu par M. Cabanon-Lebas, l’auteur de la belle adaptation en vers français de Don Quichotte pour le théâtre.
« Vous savez que ce sera joué à l’Odéon l’hiver prochain !
— Ah ! Vraiment. J’irai certainement voir cette tentative très littéraire. »
Mme Walter répondait gracieusement, avec calme et indifférence, sans hésiter jamais sur ce qu’elle devait dire, son opinion étant toujours prête d’avance.
Mais elle s’aperçut que la nuit venait et elle sonna pour les lampes, tout en écoutant la causerie qui coulait comme un ruisseau de guimauve, et en pensant qu’elle avait oublié de passer chez le graveur pour les cartes d’invitation du prochain dîner.