« Le sieur Duroy, de La Vie Française, nous donne un démenti ; et, en nous démentant, il ment. Il avoue cependant qu’il existe une femme Aubert, et qu’un agent l’a conduite à la police. Il ne reste donc qu’à ajouter deux mots : « des mœurs « après le mot « agent » et c’est dit.
« Mais la conscience de certains journalistes est au niveau de leur talent. »
« Et je signe : LOUIS LANGREMONT. »
Alors le cœur de Georges se mit à battre violemment, et il rentra chez lui pour s’habiller, sans trop savoir ce qu’il faisait. Donc, on l’avait insulté, et d’une telle façon qu’aucune hésitation n’était possible. Pourquoi ? Pour rien. À propos d’une vieille femme qui s’était querellée avec son boucher.
Il s’habilla bien vite et se rendit chez M. Walter, quoiqu’il fût à peine huit heures du matin.
M. Walter, déjà levé, lisait La Plume.
« Eh bien, dit-il avec un visage grave, en apercevant Duroy, vous ne pouvez pas reculer ? »
Le jeune homme ne répondit rien. Le directeur reprit :
« Allez tout de suite trouver Rival qui se chargera de vos intérêts. »
Duroy balbutia quelques mots vagues et sortit pour se rendre chez le chroniqueur, qui dormait encore. Il sauta du lit, au coup de sonnette, puis ayant lu l’Echo : « Bigre, il faut y aller. Qui voyez-vous comme autre témoin ? »
— Mais, je ne sais pas, moi.
— Boisrenard ? — Qu’en pensez-vous ?
— Oui, Boisrenard.
— Êtes-vous fort aux armes ?
— Pas du tout.
— Ah ! Diable ! Et au pistolet ?
— Je tire un peu.
— Bon. Vous allez vous exercer pendant que je m’occuperai de tout. Attendez-moi une minute. »
Il passa dans son cabinet de toilette et reparut bientôt, lavé, rasé, correct.
« Venez avec moi », dit-il.
Il habitait au rez-de-chaussée d’un petit hôtel, et il fit descendre Duroy dans la cave, une cave énorme, convertie en salle d’armes et en tir, toutes les ouvertures sur la rue étant bouchées.
Après avoir allumé une ligne de becs de gaz conduisant jusqu’au fond d’un second caveau, où se dressait un homme de fer peint en rouge et en bleu, il posa sur une table deux paires de pistolets d’un système nouveau chargeant par la culasse, et il commença les commandements d’une voix brève comme si on eût été sur le terrain.
Prêt ?
Feu ! — un, deux, trois.
Duroy, anéanti, obéissait, levait les bras, visait, tirait, et comme il atteignait souvent le mannequin en plein ventre, car il s’était beaucoup servi dans sa première jeunesse d’un vieux pistolet d’arçon de son père pour tuer des oiseaux dans la cour, Jacques Rival, satisfait, déclarait : « Bien — très bien — très bien — vous irez — vous irez. »
Puis il le quitta :
« Tirez comme ça jusqu’à midi. Voilà des munitions, n’ayez pas peur de les brûler. Je viendrai vous prendre pour déjeuner et vous donner des nouvelles. »
Et il sortit.
Resté seul, Duroy tira encore quelques coups, puis il s’assit et se mit à réfléchir.
Comme c’était bête tout de même, ces choses-là. Qu’est-ce que ça prouvait ? Un filou était-il moins un filou après s’être battu ? Que gagnait un honnête homme insulté à risquer sa vie contre une crapule ? Et son esprit vagabondant dans le noir se rappela les choses dites par Norbert de Varenne sur la pauvreté d’esprit des hommes, la médiocrité de leurs idées et de leurs préoccupations, la niaiserie de leur morale !
Et il déclara tout haut : « Comme il a raison, sacristi ! »
Puis il sentit qu’il avait soif, et ayant entendu un bruit de gouttes d’eau derrière lui, il aperçut un appareil à douches et il alla boire au bout de la lance. Puis il se remit à songer. Il faisait triste dans cette cave, triste comme dans un tombeau. Le roulement lointain et sourd des voitures semblait un tremblement d’orage éloigné. Quelle heure pouvait-il être ? Les heures passaient là-dedans comme elles devaient passer au fond des prisons, sans que rien ne les indique et que rien ne les marque, sauf les retours du geôlier portant les plats. Il attendit, longtemps, longtemps.
Puis tout d’un coup il entendit des pas, des voix, et Jacques Rival reparut, accompagné de Boisrenard. Il cria dès qu’il aperçut Duroy : « C’est arrangé ! »
L’autre crut l’affaire terminée par quelque lettre d’excuses ; son cœur bondit, et il balbutia :
« Ah !.. merci. »
Le chroniqueur reprit :
« Ce Langremont est très carré, il a accepté toutes nos conditions. Vingt-cinq pas, une balle au commandement en levant le pistolet. On a le bras beaucoup plus sûr ainsi qu’en l’abaissant. Tenez, Boisrenard, voyez ce que je vous disais. »
Et prenant des armes il se mit à tirer en démontrant comment on conservait bien mieux la ligne en levant le bras.
Puis il dit :
« Maintenant, allons déjeuner, il est midi passé. »
Et ils se rendirent dans un restaurant voisin. Duroy ne parlait plus guère. Il mangea pour n’avoir pas l’air d’avoir peur, puis dans le jour il accompagna Boisrenard au journal et il fit sa besogne d’une façon distraite et machinale. On le trouva crâne.
Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l’après-midi ; et il fut convenu que ses témoins le prendraient chez lui en landau, le lendemain à sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu.
Tout cela s’était fait inopinément, sans qu’il y prît part, sans qu’il dît un mot, sans qu’il donnât son avis, sans qu’il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité qu’il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre ce qui se passait.
Il se retrouva chez lui vers neuf heures du soir après avoir dîné chez Boisrenard, qui ne l’avait point quitté de tout le jour par dévouement.
Dès qu’il fut seul, il marcha pendant quelques minutes, à grands pas vifs, à travers sa chambre. Il était trop troublé pour réfléchir à rien. Une seule idée emplissait son esprit : — Un duel demain, — sans que cette idée éveillât en lui autre chose qu’une émotion confuse et puissante. Il avait été soldat, il avait tiré sur des Arabes, sans grand danger pour lui, d’ailleurs, un peu comme on tire sur un sanglier, à la chasse.
En somme, il avait fait ce qu’il devait faire. Il s’était montré ce qu’il devait être. On en parlerait, on l’approuverait, on le féliciterait. Puis il prononça à haute voix, comme on parle dans les grandes secousses de pensée :
« Quelle brute que cet homme ! »
Il s’assit et se mit à réfléchir. Il avait jeté sur sa petite table une carte de son adversaire remise par Rival, afin de garder son adresse. Il la relut comme il l’avait déjà lue vingt fois dans la journée. Louis Langremont, 176, rue Montmartre. Rien de plus.
Il examinait ces lettres assemblées qui lui paraissaient mystérieuses, pleines de sens inquiétants. « Louis Langremont », qui était cet homme ? De quel âge ? De quelle taille ? De quelle figure ? N’était-ce pas révoltant qu’un étranger, un inconnu, vînt ainsi troubler notre vie, tout d’un coup, sans raison, par pur caprice, à propos d’une vieille femme qui s’était querellée avec son boucher ?
Il répéta encore une fois, à haute voix : « Quelle brute ! »
Et il demeura immobile, songeant, le regard toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait en lui contre ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait un étrange sentiment de malaise. C’était stupide, cette histoire-là ! Il prit une paire de ciseaux à ongles qui traînaient et il les piqua au milieu du nom imprimé comme s’il eût poignardé quelqu’un.