À la table de gauche, deux jeunes Américains vidaient des whiskies en contemplant mornement l’agitation des autres clients. « Deux pédés », se dit Hervé. Pourquoi se trouvaient-ils en ce lieu de tumulte ? « Tout le monde a son secret ! »
Hervé fut réjoui par cette pensée. Oui, tout le monde accumulait, dans un coin inaccessible de son âme, les choses honteuses de son existence.
Il s’amusait à dévisager chaque client de La Frite… Les braillards comme les silencieux avaient leur mystère qui les attendait comme un chien fidèle, prêt à venir leur lécher la main dès que leur excitation tomberait.
À sa droite, il y avait une fille seule… Hervé ne lui accorda qu’une attention relative bien qu’elle fût jolie… Depuis Agnès, il ne s’intéressait plus aux jeunes filles…
Il agrippa au passage le bras du serveur.
— Une autre carafe, Julot !
Il savait que c’était stupide, car déjà la première carafe venait de lui soulever le cœur, mais il pensait chasser le mal par le mal.
Il but deux nouveaux verres de vin rouge, coup sur coup. Cela lui fit du bien, instantanément. Sa nausée se dissipa. Par contre, la réalité de l’instant devint moins probable… Le brouillard nauséabond qui flottait dans la salle étroite s’épaissit et les visages des buveurs parurent reculer dans une pénombre fumeuse. Leurs contours s’estompèrent. Il ne resta plus que les dominantes de leurs figures. Hervé ne voyait, de certains, que leurs rires tout en dents, et il ne distinguait, chez d’autres, que leurs pommettes vermillon ou leur nez…
« Je suis enfin saoul », pensa-t-il… Demain j’aurai mal au crâne… Mais pour éviter la gueule de bois je ne me coucherai pas. Je la chasserai en buvant encore… »
Par instants, sa pensée cessait. Elle se poursuivait en pointillés pour reprendre… À un certain moment, il eut l’impression qu’il venait de dormir… Pourtant, la chanson gaillarde que braillaient les buveurs était la même… Il n’en avait manqué qu’une strophe… Il sourit. Il se moquait de tout, cette fois… Il avait atteint l’état de grâce.
Hervé essaya d’emplir encore son verre mais le goulot de la carafe dérapa sur le rebord du verre et le vin se répandit sur le carrelage. La fille de droite recula vivement pour éviter les éclaboussures…
— Mande pardon, ânonna Hervé… Je…
Il rit parce qu’il n’arrivait pas à distinguer l’étendue de la flaque de vin…
Il redressa la tête. La fille le contemplait fixement.
— Vous êtes fâchée ?
— Non !
À travers son ivresse, Hervé se reprocha de n’avoir pas remarqué plus tôt les yeux de sa voisine. Elle avait un regard merveilleux, en amande, bleu très pâle, avec une surprenante constellation de petits points noirs, très brillants. Elle était blonde, coiffée court, à la diable… Elle portait une jupe de tweed, une veste de daim et un polo.
— Je peux vous offrir un verre ? demanda Hervé.
— Non, merci…
— Pour me tenir compagnie ! insista-t-il en déplorant la difficulté de son élocution…
— Vous semblez très bien boire seul !
Son ton contenait un reproche. Il hocha la tête.
— Je bois pour oublier, fit-il.
— D’accord, soupira la jeune fille. Eh bien ! continuez ; ça ne va plus être long…
Hervé lui tendit sa carafe.
— Voulez-vous me verser à boire ? Je ne suis plus foutu de viser le verre !
Elle sourit, prit la carafe et versa élégamment un demi-verre de vin à son compagnon de bar.
— Plein ! croassa Hervé.
— Mais non, fit-elle, vous êtes sur le point de toucher au but… Il faut maintenant procéder par tâtonnements… Ce n’est plus qu’une question de dosage à trouver…
Elle semblait s’amuser de l’incident. Ses yeux riaient, et pourtant Hervé crut remarquer en elle une certaine tristesse.
Au lieu de boire le verre qu’elle venait de lui verser, il le posa par terre, tout contre le mur.
— Vous ne buvez plus ? s’étonna la jeune fille.
Il secoua la tête.
— Je me fais languir…
En réalité, sa nausée revenait, plus violente.
— Vous êtes vert, l’avertit-elle, charitablement… Je pense que vous devriez sortir un peu…
Il serra les dents pour contenir un pénible spasme. Il eut une intolérable aigreur dans la bouche ; une sensation de froid aux dents et de brûlure dans le tube digestif.
Cela se calma pour recommencer plus fortement. Hervé comprit qu’il allait vomir dans le bar. L’odeur de friture et les chants bachiques accentuaient son malaise. Il tira précipitamment son portefeuille de sa poche, le tendit à sa compagne et se leva.
— Payez pour moi, parvint-il à dire…
Il bouscula les deux Américains, tâtonna pour trouver le bec-de-cane de la porte et se retrouva dehors… Une alignée de voitures en stationnement bordait le trottoir. Hervé essaya de trouver une brèche, mais n’eut pas le temps de se ruer vers le pan d’ombre qu’il guignait pour se soulager. Plié en deux, une main agrippée au capot d’une auto, il s’abandonna à son malaise. Il avait honte de se comporter ainsi devant les passants, mais c’était plus fort que lui.
Lorsqu’il se releva, ses yeux étaient pleins de larmes et sa gorge en feu, mais une bienfaisante sensation de vide parfait le faisait renaître… La tête lui tournait encore mais son ivresse n’était plus désagréable à supporter.
— Ça va mieux ? demanda une voix…
Il se détourna, essuyant sa bouche d’un revers de manche peu orthodoxe. La jeune fille se tenait près de lui.
— Oh ! je… Je suis navré… C’est ridicule…
Elle lui tendit son portefeuille.
— J’ai payé votre vinasse, il y en avait pour mille francs…
— Merci.
Il ne savait plus que dire. Il avait honte de son haleine nauséeuse, de son comportement, de son silence même…
— Vous habitez le quartier ? demanda-t-elle.
— Non, Montmartre…
— Voulez-vous que je vous appelle un taxi ?
— Non…
— Alors vous devriez marcher un peu…
Tout naturellement, elle se mit en route en direction du quai, et il la suivit. Ils parvinrent devant l’Ecole des Beaux-Àrts sans avoir parlé. Hervé reconnut le bâtiment et le désigna d’un hochement de tête.
— J’ai essayé de devenir Rubens, là-dedans…
— Et vous n’y êtes pas parvenu ? demanda-t-elle.
— Non, je suis resté moi-même, c’est-à-dire zéro !
Elle l’observait, en marchant. Il l’intéressait. Elle découvrait chez ce garçon ivre quelque chose de très enfantin et de très farouche qui l’émouvait un peu. Il l’avait touchée par la façon dont il lui avait remis son argent tandis que, lamentable, il allait vomir…
Il s’arrêta sous un lampadaire et la regarda. Elle avait un visage de chat sauvage, très mobile… Elle lui rappelait quelqu’un. Peut-être Agnès ? Une Agnès jeune ; une Agnès neuve…