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Elle tira quelques bouffées et, écœurée par la saveur mielleuse du tabac, glissa la cigarette dans le cendrier où elle continua de se consumer.

Une ombre se dressa soudain contre sa portière. Elle vit un visage pâle, celui d’Hervé, sur lequel le réverbère mettait des traînées soufrées. Elle ne l’avait pas vu venir et c’était lui qui avait reconnu l’auto.

Il lui ouvrit la porte et, comme toujours, loucha sur ses admirables jambes lorsqu’elle descendit du véhicule.

Agnès n’osa lui poser la moindre question. Son cœur cognait avec force. Elle le suivit jusqu’à la maison, monta derrière lui les deux marches du bref perron et entra rapidement lorsqu’il s’effaça, une fois la porte ouverte.

Le studio avait son odeur. C’était l’odeur d’Hervé, bien sûr : une senteur bizarre de tabac et d’embrocation, de lotion coûteuse, d’alcool…

Elle actionna le commutateur tandis qu’il donnait un tour de clé à la porte.

La première pièce comportait un moelleux divan, une table basse et un meuble, nucléaire d’aspect, qui contenait la télévision, la radio et un tourne-disque. Les murs étaient tendus de feutrine bleu pâle tandis que les coussins du divan étaient d’un rouge étourdissant qu’Hervé avait baptisé rouge Van Gogh.

Agnès posa son sac sur la table ronde, à côté d’un vase signé Picasso, cadeau d’anniversaire de leur liaison, contenant des épis de maïs et des noix de coco.

Elle restait debout, immobile, le dos tourné à son jeune amant. Elle essuyait son petit moment de défaillance, Hervé le sentit. Il s’approcha d’elle, noua ses bras par-derrière, sur la poitrine d’Agnès. Il sentait les seins de sa maîtresse se soulever sur un rythme accéléré.

— Alors ? demanda-t-elle d’une voix curieusement enrouée.

— Alors rien ! fit-il.

Agnès retrouva instantanément son calme.

Elle se dégagea de l’étreinte, fit volte-face et regarda Hervé intensément, cherchant à lire sur sa figure une vérité qu’il allait de toute évidence travestir…

Le visage du garçon exprimait une sorte de vague pudeur, sa peau délicate rosissait de confusion. Car il était confus comme un collégien fautif. Ses yeux bleus se dérobaient. Agnès l’intimidait, surtout lorsqu’elle avait ce regard sombre et fureteur.

— Raconte…

— Je l’ai suivi depuis ce matin…

Il se tut, s’apercevant qu’au fond il n’avait rien à raconter de positif… Sa journée pouvait fort bien se résumer par les deux mots penauds qu’il avait balbutiés pour répondre à la question d’Agnès : « Alors rien !… »

Mais elle avait besoin de savoir. Elle commençait à n’avoir plus confiance en lui. Hervé était un gamin bon pour l’amour, pas un homme d’action… Il avait été trop facile à convaincre. Sa tête gonflée de chimères devait s’arrêter de fonctionner au moment décisif… Il sentit, à la qualité de son silence, tout le mépris informulé que lui témoignait sa maîtresse.

— Je te jure, Gnès, que je n’ai pas eu l’occasion de…

— Mais oui, mais oui, fit Agnès, déçue…

— Il est resté constamment dans des endroits populeux. Tiens, il est allé à la gare de Lyon… Il a volé des robinets dans les toilettes.

— Des robinets ? fit-elle, surprise, ne comprenant pas l’utilité d’un tel larcin.

— Pour les vendre, à cause du cuivre. Il a traversé tout Paris, et moi aussi… Je suis crevé… Il s’est rendu chez un brocanteur à qui il a vendu les robinets… Et puis il a acheté deux bouteilles de vin rouge et il est rentré chez lui !

— Et tu en as fait autant, gagné par l’émulation, ironisa-t-elle.

— Je ne pouvais pas…

— Tu ne pouvais pas quoi ?

— Mais… le tuer chez lui !

— Bêta, dit Agnès, mi-hargneuse, mi-attendrie…

— Pourquoi ?

— Chez lui, tu ne comprends donc pas que c’est justement l’endroit idéal !

— Voyons, Gnès !

— On enfume les renards dans leurs terriers, mon chéri…

Il passa la main dans ses cheveux blonds coupés court.

Elle feignit brusquement de se désintéresser de la question.

— Ça ne fait rien, Hervé… Laisse tomber.

Il eut un sentiment d’apaisement. Mais très vite son orgueil de jeune mâle reprit le dessus.

— Tu plaisantes ! protesta-t-il.

— Je n’en ai pas la moindre envie… Tu n’es pas de taille à…

— Pas de taille, moi !

Il crispa ses fortes mâchoires.

— Ma folie, vois-tu, dit-elle, ç’a été de croire que tu étais capable d’un acte aussi… heu !… décisif. Mais ça ne fait rien, mon amour… Ça ne fait rien.

Sa douceur faisait plus mal au jeune homme que les sarcasmes les plus cinglants.

— Tu verras, Gnès, fit-il… Lis le journal demain… Je ne te demande que ça…

Elle battit des paupières et un sourire énigmatique flotta sur ses lèvres.

Ce sourire avait sur Hervé un effet magique. Il le rendait fou. Par ce léger mouvement de lèvres, sa maîtresse lui échappait. Lorsqu’elle souriait de la sorte, il la sentait inaccessible, plus loin de lui que si elle se fût trouvée sur une autre planète.

— Non ! supplia-t-il, reste, Gnès ! Eteins-toi !

Elle raffolait de son vocabulaire bien à part. « Eteins-toi » voulait dire « Ne souris plus »…

Il se laissa tomber à genoux sur la moquette et enfouit son front dans les jupes d’Agnès. Depuis qu’il l’avait rencontrée, quatre mois auparavant, au manège où il faisait du cheval chaque semaine, sa vie s’était totalement modifiée. Pas seulement sa vie matérielle, mais surtout sa vie intérieure, sa vie secrète. Le monde avait changé de couleur pour Hervé.

Jusqu’à ce jour d’automne où ils avaient échangé ce fameux « premier regard » qui contient toutes les folles propositions et toutes les acceptations, Hervé avait été un garçon qui croyait se chercher. En réalité, il attendait plutôt d’être découvert par une personnalité plus forte dont il aspirait inconsciemment à devenir la chose.

Il y avait chez ce grand garçon fantasque une nature quasi féminine qui le poussait à se soumettre, à se donner. En Agnès, il avait trouvé sa maîtresse, à tous les sens du terme : elle régnait sur lui, elle satisfaisait ses désirs les plus ardents et donnait un sens à ses faiblesses les plus inavouées. Avant elle, l’existence du jeune homme était une sorte de cheminement incertain dans un monde pour lequel il n’était pas fait et qu’il ne savait pas regarder. Depuis, elle lui traçait sa voie. Hervé était un petit provincial élevé par une mère veuve.

Comme pour beaucoup d’individus de son espèce, on avait pris sa faiblesse comme étant le signe d’un tempérament artistique. On le lui avait fait croire et il n’avait eu aucun mal à décider sa mère à l’envoyer aux Beaux-Arts, apprendre ce que les vrais artistes savent en venant au monde.

Naturellement, il s’était montré piètre élève.

Il pouvait soutenir une conversation alimentée de whisky, avec des amis surexcités, mais il ne parvenait pas à se servir d’un pinceau…