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Des Beaux-Arts, il était passé aux Arts Décoratifs… Sans résultats. Ici comme ailleurs Hervé restait l’un de ces figurants un peu flous dont la principale utilité est de donner du relief à leurs condisciples plus doués.

Mais depuis Agnès tout avait changé. Elle l’avait jaugé, jugé, « mis à plat » pour employer le jargon des tailleurs, et reconstruit. Elle avait d’abord fait de lui un amant expérimenté, ce qui avait donné à Hervé le sentiment qu’il était un homme fort. Ensuite elle l’avait installé dans ce discret appartement et, du coup, Hervé s’était senti une importance collective. Il devenait quelqu’un de presque important. Il ne savait plus qu’il était un animal de luxe enfermé dans une niche dorée. Une jolie bête à plaisir prête pour les caprices de cette belle femme ardente.

Il passa lentement la main sur les jambes d’Agnès, les remontant d’un geste doux qui était déjà un acte d’amour. Il s’arrêta à la limite du bas, troublé comme chaque fois par le contact de cette peau tiède dont il percevait le secret frémissement. D’ordinaire « cela » commençait toujours ainsi. Et puis Agnès l’attirait d’un grand geste souple et impérieux. Et tandis qu’il la prenait, elle le fixait de ses grands yeux bouleversants. Par ce regard constant, que jamais le moindre cillement n’interrompait, elle le dominait plus sûrement que par son autorité. Il s’y jetait comme dans un lac glacé dont l’eau fascinante lui donnait envie de s’engloutir.

Ce jour-là, le petit cérémonial amoureux n’eut pas lieu. Agnès lui prit la main et la repoussa fermement.

— Non, mon chéri… Pas aujourd’hui…

— Mais, Gnès, pleurnicha-t-il…

Elle se redressa, très calme, trop calme, le visage immobile.

— J’ai un dîner ce soir, il faut que je rentre pour m’habiller.

— Oh ! ne me laisse pas… Je ne sais pas ce que je vais devenir…

Elle fit celle qui n’écoutait pas et s’approcha d’une glace pour rajuster quelques mèches de cheveux.

— Tu entends, Gnès ! Cela ne peut plus durer. Je passe ma vie à te dire bonjour et au revoir !

Elle réprima un sourire…

— Que veux-tu, soupira-t-elle, il faut bien se contenter de cela puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…

Il se précipita sur elle avec une telle fougue qu’elle chancela.

— Mais tu disais qu’il y avait un moyen, Gnès ! Tu disais…

— Ce moyen coûte trop cher, Hervé, fit-elle gravement, et je ne pense pas décidément que tu sois solvable !

— Je te prouverai le contraire, dit-il ; encore une fois, lis le journal demain…

Agnès avança sa main sur la joue du garçon.

— Tu es un merveilleux gamin, assura-t-elle, pénétrée.

— Un gamin jusqu’à ce soir ! décida-t-il d’une voix sourde. Jusqu’à ce soir, oui, peut-être !… Mais demain, Gnès, demain je serai un homme.

3

Il regarda Coco la Jolie.

Elle s’était endormie sur sa chaise, les mains pendantes le long du corps, la tête légèrement renversée en arrière. Elle avait la bouche entrouverte sur ses chicots noircis et elle ronflait sauvagement, avec parfois des espèces de râles épais qui donnaient au Notaire une sensation pénible d’étouffement.

Coco avait cinquante ans, mais en paraissait cent. Elle avait des cheveux blancs, raides comme de l’étoupe, qui mettaient sur son visage comme une espèce de rideau déchiré. Son nez et ses pommettes ne formaient qu’une seule plaque rouge. Le reste de sa figure était constellé de boutons.

« Un vrai cauchemar », songea le clochard en vidant son verre… Elle lui rappelait un dessin de Daumier paru autrefois dans « l’Assiette au Beurre ». Coco la Jolie paraissait dessinée d’un trait vif et épais par un caricaturiste cafardeux. Cela faisait deux ans que le Notaire s’était accouplé à ce monstre. Il l’avait connue de façon fort chevaleresque dans un hôtel pouilleux de l’impasse Maubert où Coco se faisait « dérouiller » par l’Arabe avec qui elle vivait alors. Ce soir-là, Mustapha avait trahi le Coran en buvant plus de vin que sa raison n’en pouvait supporter. Lorsque le Notaire était intervenu dans la scène de ménage, Mustapha menaçait de trancher la gorge de Coco avec le rasoir qui constituait pour lui une espèce de complément naturel. Le Notaire qui était costaud l’avait à demi assommé, puis désarmé, et Coco qui connaissait les usages s’était offerte au vainqueur.

Le Notaire avait accepté l’offrande. Il fallait bien souscrire aux exigences de la chair, et vu sa condition il ne pouvait pas avoir d’exigences avec ces exigences-là ! Depuis, il la conservait comme compagne.

Il lui arrivait souvent, particulièrement à la fin du deuxième litre de rouge, de faire de la délectation morose en contemplant l’effroyable physique de Coco.

On frappa à la porte sur un rythme convenu. Le Notaire se souleva de son siège, mais il comprit à temps qu’il n’était plus capable de marcher.

— Entrez ! fit-il en se rasseyant.

Un visage aigu comme une lame, tout en nez, parut par l’entrebâillement : celui de Ficelle, un autre clochard de ses relations.

— Salut, lady and gentleman, fit l’arrivant d’une voix qui ne faisait pas oublier son formidable appendice nasal. Il ressemblait à un corbeau. Il était petit, brun, naturellement imberbe, avec une peau jaune comme la flamme d’une lampe-tempête dans le vent. Ses longs cheveux noirs étaient toujours soigneusement plaqués sur son front étroit. Tout dans son physique semblait contribuer à la mise en valeur de son long nez recourbé.

— Je dérange ? s’informa-t-il en posant d’un geste théâtral une bouteille cachetée sur la table.

Le Notaire sourit béatement.

— Avec un laissez-passer comme celui-là, fit-il en montrant la bouteille, tu es toujours le bienvenu.

Ficelle prit un gros couteau-réclame dans une de ses poches et sélectionna le tire-bouchon dans le fourmillement de lames incrustées dans le corps de l’objet. Le bouchon n’offrit qu’une résistance relative.

— Pelure d’oignon ! annonça Ficelle en approchant du goulot son nez pareil à un éteignoir de cierges.

Coco ne s’était pas encore éveillée. Ce fût le glouglou du vin dans les verres qui lui fit ouvrir un œil. Elle cessa de ronfler, fit un effort pour récupérer un reliquat de lucidité et sourit à Ficelle.

— Soir ! dit-elle.

— Tu es partante ? demanda celui-ci en montrant le flacon.

— Laisse quimper, dit le Notaire, ce serait de la confiture donnée à une truie !

Mais Coco la Jolie protesta de ses facultés gustatives et, magnanime, Ficelle lui emplit son verre. Elle le vida d’un coup et se rendormit. Le Notaire eut un regard désenchanté pour le verre vide.

— Elle l’a même pas senti passer, assura-t-il. Cette femme a eu un verrat comme père, je te jure !

Ficelle baissa d’un ton sa voix nasale dont il ne parvenait pas à contrôler certaines inflexions.

— Y a des moments où je me demande, commença-t-il…

Il se tut, attendant que son compère le pressât de poursuivre.

— Tu te demandes quoi ?

— Comment t’es arrivé à te maquer avec cette guenon, toi, un homme si bien !

— Je me le suis demandé au début, affirma le Notaire. Et puis j’en ai eu classe de me poser des questions. Si elle était un tout petit peu moins moche je la tuerais sûrement ; mais elle a crevé le plafond, tu comprends ? Au point où elle en est, c’est une bénédiction que cette bonne femme ! Il me semble que je fais l’amour avec le diable…