L’ivresse le rendait loquace lui qui, en général, parlait assez peu.
— Tu vois, Ficelle, commenta-t-il, quand tu dégringoles et que t’as pas envie de te retenir, il te reste plus qu’une chose à faire : c’est de tomber jusqu’au fond. Coco, c’est le fin fond de mon puits !
Il hésita, renonça à poursuivre et ajouta simplement :
— Voilà !
Ficelle contemplait son ami avec une admiration non feinte.
— On se demande où tu vas chercher tout ça, dit-il…
Il emplit leurs deux verres. Cette fois, Coco resta sans réaction. Ficelle but quelques petites gorgées rapides, d’un gosier précieux.
— Je venais rapport à Tontaine, la femme d’Albert de Saint-Étienne, dit-il.
— Encore une consultation, soupira le Notaire…
Ficelle eut un petit rire d’excuse, tout frileux.
— Y a de ça, Notaire… Albert est tombé ce matin dans un Prisunic où il engourdissait de la marchandise. Tontaine aimerait savoir ce que ça va chercher, en gros…
Le Notaire fronça le nez.
— Ça dépend de l’état de son casier ; tel que je connais Albert, il doit plus ressembler à un mur de chiottes qu’à un écran de cinéma !
— Albert est un malin, décréta Ficelle.
— Tellement malin qu’une pécore de vendeuse l’a fait marron !
— C’t’un accident ! À ce que dit Tontaine, son homme n’aurait fait que deux fois de la taule, et pour des petits malheurs encore !
— Alors il ne s’en tirera pas à moins de six mois, affirma le Notaire.
— Merde, pour trois boîtes de thon !
— Que ce soit du thon ou de la bisque de homard, c’est du kif ! Ce qui importe, pour les guignols, c’est la récidive…
— La quoi ? demanda Ficelle dont le vocabulaire était limité.
— La récidive… Le fait qu’il ait recommencé, quoi, tu piges ?
— Oh ! oui.
L’homme au nez crochu haussa les épaules.
— Bon, je le dirai à Tontaine…
Il rêvassa un instant en contemplant le minable logement. Le mobilier consistait en une paillasse, une table, quatre chaises et un amoncellement de caisses.
— Chaude comme je connais Tontaine, dit-il, elle n’attendra jamais six mois. Quand Albert sortira, ça sera le cirque !
Le Notaire eut une moue désabusée.
— Faut pas s’attacher à ces considérations-là. Il y a des bonshommes qui bousillent leur vie parce qu’ils n’admettent pas que leurs bergères les encornent… Et puis ils vieillissent, et quand ils ont une patte dans le trou ils doivent se sentir rudement cons d’avoir pris ça trop au sérieux…
Sur cette affirmation hautement philosophique, Ficelle prit congé. Il devait aller aux Halles à trois heures et il entendait dormir un peu.
— Pendant que tu es là, dit le Notaire, aide-moi à coucher Coco… Je peux pas tout seul et tout à l’heure elle va dégringoler de sa chaise et me réveiller…
Il se leva. Lorsqu’il était dans la position verticale, il sentait son ivresse qui ne se traduisait tout à l’heure que par un flot d’éloquence.
Ficelle le soutint.
— Tu verses ! remarqua-t-il.
— Un peu, dit le Notaire ; ce qui coûte, comme toujours, c’est le premier pas.
Il le fit, appuyé à l’épaule tombante de Ficelle.
— Lâche-moi maintenant !
Ficelle s’écarta de lui. Le Notaire réussit un deuxième pas. Sous ses pieds le sol était dangereusement mouvant, comme le pont d’un navire par gros temps.
— Y a de la houle ! rigola Ficelle.
— Je ne suis bien que quand j’ai fait mon plein, expliqua son hôte. Ç’a toujours été comme ça.
Depuis qu’il était debout, il s’exprimait avec plus de difficulté, comme si les efforts qu’il faisait pour garder son équilibre lui paralysaient la langue…
Ficelle saisit Coco sous les aisselles et la souleva de sa chaise. Le Notaire donna un coup de pied dans le siège, puis, quand celui-ci eut basculé, il s’accroupit en geignant et prit sa compagne aux chevilles. Avec peine ils la coltinèrent jusqu’au grabat où ils la lâchèrent. Coco gémit au plus fort de son ivresse et reprit ses ronflements.
— À la revoyure, dit Ficelle en serrant la main crasseuse du Notaire.
Il sortit sur le palier ténébreux aux lames disjointes. L’immeuble qu’habitait le Notaire avait été évacué plusieurs mois auparavant, car il menaçait de s’écrouler. Le Notaire y avait élu domicile en douce, grâce à la complicité du concierge de la maison voisine à qui il avait rendu des services d’ordre juridique. C’était la nature de ces services précisément, qui lui avait valu ce surnom de « Notaire ».
Ficelle entreprit la périlleuse descente de l’escalier de bois. Il manquait des marches. Des locataires les avaient emportées en s’en allant, sans doute pour rafistoler des malles ou des meubles. Lorsqu’il se retrouva dans l’impasse, l’homme au grand nez leva la tête vers le rectangle de vitres brisées, derrière lequel brillait la lueur relative d’une chandelle « empruntée » à l’église du quartier.
— Hé ! Le Notaire ! appela-t-il.
La silhouette épaisse de l’interpellé assombrit la fenêtre.
— Quoi ? demanda-t-il…
— Tu diras à Coco que je lui apporterai un chou demain… Parce que je suis aux choux, expliqua Ficelle.
— D’ac ! balbutia le Notaire…
L’ami Ficelle fit un dernier signe d’adieu. C’était un bon chien fidèle, chaud et docile.
En gagnant la sortie de l’impasse, il se heurta à quelqu’un. À la lueur venant de la rue, il décela un grand garçon blond. Sans doute un amoureux qui attendait là sa belle.
— Tu pourrais te fout’ une lampe rouge au train comme les vélos, gars, plaisanta Ficelle en s’éloignant.
4
Henri Taride était un élégant quinquagénaire, très mondain, qui fréquentait les clubs huppés, les grands tailleurs, les coiffeurs à la mode et qui pratiquait les régimes alimentaires très stricts pour lutter contre l’âge. Il avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui, très jolie, très convoitée, et il tenait à faire bonne figure au bras de sa séduisante épouse. Grand, large d’épaules, il avait le cheveu blanc, des lunettes à montures d’or derrière lesquelles brillait un regard attentif, et un sourire aurifié aux lèvres minces. C’était un homme d’affaires réputé, plein d’idées originales, de trouvailles, qui passait pour le meilleur publiciste de Paris. Il gagnait beaucoup d’argent qu’il se faisait un devoir de dépenser intégralement pour son train de vie. Son métier consistant à vendre du vent, il avait un peu tendance à considérer l’existence — la sienne du moins — comme une réclame en couleurs de Paris-Match.
Il stoppa sa Cadillac crème devant la porte de leur immeuble et se tourna vers Agnès.
— Je vous laisse monter seule, fit-il, sur ma lancée, je vais rentrer la voiture au garage.
Il se pencha par-dessus sa femme pour lui ouvrir la portière. Il s’attarda un instant, la tête contre les seins presque dénudés de la jeune femme en robe du soir.
— Allez ! fit-elle simplement en se dégageant.
Il la retint par un bras. Il était très épris d’elle et ne parvenait pas à se rassasier de ce corps magnifique.
— J’espère que ce soir vous ne me condamnerez pas la porte de votre chambre, Agnès ?
Elle le regarda. À la lumière du plafonnier, ses yeux avaient des reflets fauves.