«Il entra dans l’hôtel, je le suivis, et au moment où il allait monter l’escalier je lui frappai sur l’épaule.
«Il tressaillit, et, se retournant, me dit d’un ton bourru:
«- Que me voulez-vous?
«- Vous êtes bien Jules Lanseigne, n’est-ce pas?»
Il fronça les sourcils et me regarda en dessous.
«-Oui, répondit-il en hésitant… Pourquoi me demandez-vous cela?
«- J’ai deux mots à vous dire en particulier; veuillez m’accorder un instant d’entretien.»
«L’aubergiste, que je savais fort lâche, pâlit visiblement et parut vouloir songer à la retraite. Mon costume noir et la grande barbe dont j’avais orné mon menton me faisaient sans doute regarder par lui comme un homme de la rue de Jérusalem.
«Mais, pour empêcher qu’il ne m’échappât, je le pris par le bras, j’ouvris la porte de la petite salle du rez-de-chaussée, et, après m’y être enfermé avec lui, je mis la clef dans ma poche.
«Il claqua des dents. Je le surveillai du coin de l’œil, et comme il essaya de porter la main sous son gilet:
«- Prenez garde!… lui dis-je vivement: vous voyez que je vous connais, puisque du premier coup je vous ai appelé par votre nom, et je sais que vous jouez du poignard avec une grande dextérité, bien que le 18 août 1832 vous n’ayez été condamné qu’à cinq ans de prison, faute de preuves contre vous.»
«Je tirai un pistolet de ma poche.
«- Mettez-vous ici», continuai-je, en plantant une chaise à un bout de la table.
«J’allai m’asseoir à l’autre bout, mon pistolet devant moi.
«- Et maintenant, lui dis-je, causons.»
«Il s’assit plus mort que vif. Son regard en dessous se portait alternativement sur le pistolet et sur moi avec une expression à la fois craintive et féroce.
«- Vous voyez, repris-je avec un grand calme, que vous êtes entre mes mains. Vous ne pouvez ni fuir, ni vous débarrasser de moi par un crime. Le petit bijou que voici peut vous loger une balle dans le cœur sans beaucoup de bruit et avant même que vous ayez le temps de crier au secours. Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de vous faire du mal; mais il vous faut répondre avec franchise aux questions que je veux vous poser.
«Nommez-moi tous les voyageurs qui, en ce moment, habitent votre hôtel.
«- Eh! le sais-je! fit-il de son ton bourru en levant les épaules et sans me regarder… Laissez-moi consulter mon registre… Il vient tant de monde ici! On reste un jour, deux jours, puis on s’en va!… Je ne peux pas connaître par cœur le nom de tous mes clients!…
«- Bien!… s’il en est ainsi, je vais aider votre mémoire. Qui avez-vous d’abord au troisième étage?
«- Je n’en sais rien.
«- Est-ce une femme?
«- Non.
«- Un homme seul?»
«Il hésita une seconde.
«- Oui.
«- Et vous ne connaissez pas du tout cet homme?
«- C’est un commis voyageur… je crois. Il est arrivé hier dans la soirée.
«- Bon!… Et au second étage?
«- Un étudiant en droit, un employé au Luxembourg.
«- Est-ce tout?
«- Oui.
«- Parfait. Et au premier, qui avez-vous?
«- Un professeur de piano.
«- Seulement?
«- Oui.
«- Vous mentez!»
«La face rubiconde de l’aubergiste pâlit.
«- Il faut que vous me disiez quel est le locataire dont vous essayez de me cacher la présence.
«- Voulez-vous voir mon registre?
«- Non, je veux que vous parliez. Je ne vous laisserai pas sortir d’ici. Je vous connais; vous pourriez tenter de m’échapper.»
«L’aubergiste, troublé, s’agita sur sa chaise. Mon regard, qui ne le quittait pas, paraissait le mettre au supplice.
«- Je vous ai dit que je voulais une réponse.
«- Et s’il ne me plaît pas de vous la faire?»
«Je pris le pistolet et le dirigeai vers lui.
«- Je vous tue comme un chien!» répondis-je froidement.
«Il fit un soubresaut de frayeur, puis me regardant avec l’insolence du gouailleur parisien:
«- Ah! vous n’oseriez pas, dit-il; je me moque de votre menace… Vous essayez de me faire peur… Un coup de pistolet fait trop de bruit… Non… vous n’oseriez pas tirer!
– Tenez, continuai-je avec le même flegme en désignant du doigt une des roses pâlies qui s’épanouissaient sur le papier de la salle… Vous voyez cette fleur?»
«Je dirigeai mon pistolet sur le mur, on entendit un bruit à peine comparable à celui d’un coup de fouet et la rose fut couverte d’une tache noire.
«- Cette tache est une balle, dis-je en me levant, et si tu hésites à me répondre, misérable, je perce ton cœur, comme j’ai percé cette fleur, avec la même rapidité et sans plus de bruit. Encore une fois, veux-tu me répondre?»
«L’aubergiste était devenu livide. Sa fanfaronnade avait fait place à une indicible terreur.
«Il ouvrit la bouche pour parler; mais, s’arrêtant soudain, il frappa violemment du poing sur la table.
«- Non, s’écria-t-il, je ne puis pas dire cela!
«- Ah! tu ne peux pas le dire!… Ah! tu refuses de me répondre!… Eh bien, je sais, moi, le nom de cet homme… C’est le frère du misérable qui a comparu avec toi aux assises et qui s’est évadé de Toulon… Il s’appelle Joseph Pichet!
«- Ce n’est pas vrai! s’écria Lanseigne dont le front s’éclaira soudain: il se nomme Louis Ringuard!»
«La réponse de Lanseigne me prouva que ma ruse avait réussi!
«J’avais deviné juste! Louis était le nom de guerre du bandit. En un bond, je fus près de l’aubergiste, je le saisis au collet, le fis pirouetter sur lui-même et le poussai avec vigueur vers un coin de la chambre. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, j’étais sorti de la salle, dont je fermai derrière moi la porte à double tour.
«Je me hâtai de rentrer chez moi pour ôter mon déguisement et me remettre en campagne.»
Maximilien s’était tellement animé pendant ce récit, qu’il s’arrêta un instant pour reprendre haleine.
«Ainsi, lui dis-je après un moment de silence, l’auteur du crime, selon vous, est cet ancien chef de bande?
«- Je n’en sais rien… je n’en sais rien… répondit-il avec vivacité, je tâche de connaître les événements; j’en tirerai plus tard les conséquences.
«Voilà donc un premier fait qui m’est acquis:
«On a trouvé dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen une lettre signée du nom de Boulet-Rouge.
«Je continuai mes investigations sans perdre de temps. J’achetai chez un fripier un costume de paysan; je coupai mes cheveux que je couvris d’une perruque blonde, et rasai ma moustache.