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«Il tira les cordons des rideaux. Au grand jour, les traces de pas étaient encore plus visibles. M. Bréhat-Kerguen parut le remarquer comme moi.

«Il ferma les rideaux avec précipitation.

«- Balayez d’abord ce tapis… et soigneusement, n’est-ce pas?»

«Et comme j’exécutais ce travail assez lentement et assez gauchement, comme vous le pensez, je vis le visage du vieux Breton s’empourprer soudain; il poussa un vigoureux juron:

«- Plus vite que cela… Je vous ai dit que j’étais pressé!… Ah! continua-t-il à demi-voix, si je pouvais me baisser, si je n’avais pas cette maudite douleur de reins, il y a longtemps que j’aurais terminé tout cela moi-même!…»

«J’étais arrivé près du lit… M. Bréhat-Kerguen parut hésiter un instant.

«- Donnez aussi un coup de balai sous le lit», dit-il, d’une voix brève.

«Je me baissai, et je compris l’hésitation qu’il avait montrée à me donner cet ordre, lorsque je vis sous le lit, nettement tracées l’une à côté de l’autre, deux marques d’une poussière jaunâtre semblable à celle que j’avais remarquée près de la fenêtre et dans la chambre.

«On s’était caché sous ce lit! Ces marques étaient celles de deux talons de bottes. Remarquez bien ceci: elles étaient placées du côté de la tête du lit, ce qui confirmait et expliquait une observation précédente que j’avais faite et dont je vous parlerai tout à l’heure.

«Comme vous devez le croire, je me gardai bien de faire disparaître ces indices accusateurs.

«- Maintenant, me dit mon maître lorsque j’eus fini, vous allez prendre les draps. Vous les ferez blanchir le plus tôt possible. Je ne me soucie pas de garder longtemps le linge d’un mort.»

«Il me sembla qu’il parlait de la fin tragique de son frère avec une indifférence bien cynique.

«Je pris les draps, les roulai et les mis sous mon bras.

«- Vous pouvez vous retirer, ordonna M. Bréhat-Kerguen; je rangerai le secrétaire moi-même.»

«Je remontai promptement dans la chambre qui m’avait été attribuée et, après m’être enfermé à double tour, je me hâtai d’examiner les draps que j’avais emportés.»

Ici le philosophe interrompit encore son récit. Il paraissait fatigué; je lui en fis la remarque.

«Oui, me dit-il, il me semble que je vais avoir une nouvelle crise. Je me sens une fatigue extraordinaire. J’ai soumis, depuis une semaine, mon intelligence à un travail excessif dont je ne vous donne ici que la substance. Si vous saviez combien de longues heures de réflexion j’ai passées nuit et jour pour arriver à coordonner tous ces faits et à en tirer une solution!… Pourvu que je puisse aller jusqu’au bout!»

Puis, après un instant de silence:

«N’auriez-vous pas un verre d’eau-de-vie à me donner? il me semble que cela me ferait du bien.»

J’ouvris une cave à liqueurs et la lui présentai. Il but coup sur coup trois verres de rhum, puis poussa un soupir et renversa sa tête sur le dossier du fauteuil.

«J’avoue, lui dis-je en prenant place en face de lui près de la cheminée, que votre récit me jette dans d’étranges perplexités. Je crois assister à un rêve magique qui développe devant moi ses bizarres silhouettes… Tout à l’heure vous paraissiez soupçonner du crime cet ancien chef de bande. Maintenant vous semblez accuser M. Bréhat-Kerguen de fratricide…»

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du philosophe. Il entrouvrit les yeux:

«Patience! dit-il, vous n’êtes pas arrivé au bout de votre rêve, ni moi au bout de mon récit. Vous aurez bientôt d’autres sujets d’étonnement.

«Je ne vous ai pas encore parlé du docteur Wickson. Il est temps que je vous en touche deux mots.

«Revenons, si vous le voulez bien, au jour de l’autopsie. Je vous ai déjà dit que mon opinion formelle était que la justice et vous aviez été dupés par une ruse adroite.

«Mais je ne vous ai pas fait part d’une autre découverte qui est venue changer cette opinion en conviction arrêtée.

«J’ai remarqué que, lorsqu’il s’approcha du corps, le premier mouvement du docteur indien fut de rejeter un coin du drap sur les pieds du défunt.

«Ce geste vous a naturellement échappé, mais je l’ai noté, et j’ai aussitôt résolu d’éclaircir ce fait.

«Dans l’après-midi de ce jour, – deux heures environ après que je vous eus quitté, – je retournai à l’hôtel Bréhat-Lenoir et, donnant pour prétexte à M. Prosper que vous aviez oublié un papier important et que vous m’aviez chargé de revenir le chercher, je montai dans le cabinet où gisait le cadavre.

«Je me dirigeai vers le corps et levai le drap qui recouvrait les pieds.

«Je fus frappé tout d’abord de la forme assez remarquable des membres inférieurs du défunt.

«Il avait le cou-de-pied déformé par une élévation, une bosse de la grosseur d’un œuf.

«Après un court examen, j’aperçus au talon du pied droit une petite tache noirâtre entourée d’un cercle violet.

«Comme je n’avais pas un instant à perdre, je tirai un canif de ma poche et, pratiquant une incision à cette place, je recueillis dans la boîte de ma montre quelques gouttes d’une liqueur brune mêlée de sang, qui s’échappa de cette légère blessure.

«Rentré chez moi, j’analysai à l’instant même cette liqueur. Vous savez que j’ai étudié la chimie (que n’ai-je pas étudié?), mais il me fut impossible de reconnaître quelle était la substance que j’avais recueillie.

«Je ne me tins pas cependant pour battu.

«J’achetai un lapin vivant et, prenant au bout d’une aiguille une goutte de la liqueur inconnue, je lui fis une légère piqûre à la patte.

«Il mourut au bout de dix secondes comme foudroyé.

«Je savais donc enfin quel avait été l’instrument du crime!

«C’était le curare, ce subtil poison que les Indiens mêlent au venin des serpents, et dont les effets toxiques sont d’une rapidité épouvantable.

«L’assassin est caché sous le lit, attendant le sommeil de la victime; puis, lorsqu’il l’a jugée endormie, il a passé sa main armée de l’aiguille empoisonnée sous les draps, et a fait au talon du dormeur cette piqûre mille fois plus sûre et plus terrible qu’un coup de poignard au cœur.

«Voilà donc encore un fait acquis et que confirme une légère tache de sang que j’ai trouvée sur les draps du lit, à la place où devaient être les pieds du défunt…

«Nous sommes loin, vous le voyez, de l’histoire de l’arsenic!

«Pour moi, l’assassin n’est pas ce malheureux Guérin; c’est M. Bréhat-Kerguen, et je pourrais, dès demain, avec les preuves que j’ai rassemblées, le faire arrêter par la justice… Mais je veux aller plus loin encore!

«Et, puisqu’il faut que tout crime soit dicté par un coupable, je leur prouverai qu’il ne s’agissait pas ici d’un vol de quelques pièces d’or, mais de la suppression d’un testament et d’un vol de trois millions!»