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Un joyeux éclat de rire suivit le récit de mon ami. On le félicita de toutes parts du courage et de la présence d’esprit qu’il avait montrés dans cette difficile circonstance.

Au milieu de ce concert de louanges retentit tout à coup la voix aigre et discordante d’une vieille fille couverte de bijoux sur laquelle ce récit avait paru faire une impression extraordinaire.

«C’est épouvantable! cria-t-elle en portant un flacon de sels à son long nez. On assassine dans les rues de Paris!… rue de l’Université, Monsieur, c’est là que je demeure!… Ô mon Dieu! je n’oserai jamais sortir de chez moi!…»

On parvint à calmer la vieille demoiselle qui paraissait être sur le point d’avoir une attaque de nerfs. Les danses reprirent leur cours un instant interrompu et le bal recommença avec un nouvel entrain.

Je me dirigeai du côté de la serre. Sur le seuil du dernier salon, je rencontrai Maximilien Heller.

«Eh bien! lui demandai-je.

– Il triche horriblement», me répondit-il à voix basse. Puis il se hâta d’aller inviter madame de Bréant, afin qu’elle ne remarquât pas son absence d’une heure.

J’entrai dans la serre. J’aperçus autour d’une table de jeu trois ou quatre hommes debout, immobiles, les yeux ardemment fixés sur le tapis vert.

Je me joignis aux curieux. Au bout de dix minutes, l’Anglais allongeait sa large main vers le tas d’or placé à sa gauche et le faisait glisser dans sa poche avec un flegme imperturbable. Son partenaire se leva. Il était d’une pâleur effrayante. Je l’entendis murmurer à l’oreille du docteur Wickson:

«J’aurai l’honneur de vous faire remettre le surplus demain avant midi, Monsieur.»

Les spectateurs s’entre-regardèrent stupéfaits.

L’un d’eux me dit:

«Voilà la cinquième partie qu’il perd. Ce diable de docteur a jusqu’à présent gagné contre tout le monde.»

Cependant Wickson promenait sur les hommes qui l’entouraient ses petits yeux gris qui brillaient comme des escarboucles; et d’une voix où perçait l’orgueil du triomphe:

«Allons, Messieurs, dit-il, qui prend la place? J’espère que vous ne me laisserez pas gagner ainsi pendant toute la soirée et qu’un de vous me donnera sa revanche!»

Il y eut un moment d’hésitation dans ce groupe.

«Voyons! répéta le docteur, qui s’assied en face de moi?

– Moi!» fit une voix sourde.

Tous s’écartèrent et Maximilien Heller parut.

Il était très pâle, son front était contracté, ses yeux lançaient un feu sombre. Je retrouvai en lui, en ce moment, l’homme fiévreux et farouche tel qu’il m’était apparu le jour où j’avais fait sa connaissance.

L’élégant danseur avait fait place au vengeur de Louis Guérin.

L’Anglais fronça légèrement ses gros sourcils rouges et dissimula, derrière un sourire qu’il s’efforça de rendre aimable, la surprise et le dépit qu’il éprouvait.

«J’espère, Monsieur, lui dit-il, que vous serez assez heureux pour vaincre la mauvaise chance qui a jusqu’à présent poursuivi ces messieurs.»

Maximilien garda le silence et lança à son adversaire un regard froid et perçant auquel celui-ci répondit par un clignement d’yeux où se lisait une certaine inquiétude.

Puis le philosophe prit les cartes entre ses mains effilées, les battit, les examina avec attention et les compta tranquillement une à une.

Un nuage passa sur le front du docteur Wickson.

Les spectateurs s’entre-regardèrent non sans une certaine surprise.

«C’est à vous de donner, Monsieur!» dit Maximilien de sa voix brève en tendant les cartes à son adversaire.

Certes, les témoins de cette scène étrange étaient des joueurs consommés; leurs cœurs s’étaient depuis longtemps bronzés et étaient devenus presque insensibles aux émotions poignantes du jeu. Cependant la vue de ces deux hommes, luttant froidement et en silence, les regards croisés comme deux lames brillantes, s’étudiant et s’observant avec l’attention et le sang-froid de deux athlètes qui vont en venir aux prises, présentait un tableau singulièrement émouvant.

Cette lutte dura un quart d’heure qui nous parut un siècle. Les adversaires paraissaient de force égale. Chacun d’eux avait marqué quatre points. Enfin Maximilien dit avec un sourire et sans quitter des yeux l’Anglais:

«Le roi! j’ai gagné!»

Le docteur Wickson fit un soubresaut sur sa chaise. Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de tous les assistants, et ceux qui avaient parié reprirent leurs gains, non sans féliciter vivement Maximilien Heller.

Le philosophe s’inclina, et se tournant vers son adversaire:

«Voulez-vous une revanche, Monsieur? demanda-t-il.

– Non, merci, répondit le médecin indien en se levant; j’avais dit que je jouerais jusqu’à ce que je perdisse. Je puis me retirer maintenant.» Au même instant nous vîmes arriver le comte de Bréant, qui avait l’air fort soucieux:

«Ah! nous dit-il en voyant que nous nous éloignions de la table de jeu, je suis bien aise que vous renonciez à vos maudites cartes, mes chers amis. J’ai appris que M. L… a perdu une somme considérable, et je venais vous prier de mettre un frein à une ardeur dont je craignais un peu, je l’avoue, les suites funestes.»

Le docteur Wickson se pencha à l’oreille du maître du logis.

«Rassurez-vous, lui dit-il à voix basse, c’est moi qui ai gagné cette somme. Mais fiez-vous à ma délicatesse: cela n’aura pas de suites.» Le comte de Bréant serra avec effusion les mains de l’honnête Anglais…

«Dites-moi, continua celui-ci, quel est donc ce monsieur grand et pâle qui se dirige vers le salon?

– C’est un charmant garçon, paraît-il. Il nous a été présenté par le cousin de ma femme.

– Ah! et il s’appelle?…

– Il s’appelle… ma foi! je ne sais plus son nom…» Le docteur Wickson suivit Maximilien des yeux; son expression était effrayante.

On soupa.

Il était fort tard, aussi grand nombre de danseurs et de danseuses avaient-ils déjà disparu. Il ne restait que les intrépides, ceux qui aiment à voir lever l’aurore.

Pendant le souper, le docteur Wickson gagna tous les suffrages par sa vive et éblouissante causerie.

Il raconta d’abord une chasse au tigre sur les bords du Gange, puis les aventures extraordinaires qui lui étaient arrivées dans un voyage entrepris par lui dans les déserts de l’Australie.

Ensuite il passionna l’auditoire par des récits de Peaux-Rouges. Fenimore Cooper était alors en grande vogue, tout le monde s’intéressait aux Sioux, aux Pawnies et aux Delawares; aussi le docteur fut-il écouté avec une telle attention, que toutes les conversations particulières cessèrent brusquement.