«Voilà un homme perdu! pensai-je.
– Je suis bien malade, n’est-ce pas? Combien croyez-vous qu’il me reste encore à vivre?» dit-il en me regardant fixement.
Je ne répondis pas à cette question singulière.
«Souffrez-vous depuis longtemps? demandai-je.
– Oh! oui!… fit-il avec un accent qui me glaça… oh! oui… c’est là, ajouta-t-il en touchant son front.
– Voulez-vous que je vous fasse une ordonnance?
– Volontiers», répondit-il d’un air distrait.
Je m’approchai de la table, qui était, comme je l’ai dit, surchargée de livres et de manuscrits, et, à la lueur vacillante d’une bougie, j’écrivis rapidement l’ordonnance.
Quelle ne fut pas ma surprise, quand j’eus fini, de voir debout, à côté de moi, mon malade qui regardait avec son sourire étrange les quelques lignes que j’avais tracées. Il prit le papier, le considéra quelque temps, et haussant les épaules:
«Des remèdes! fit-il, toujours des remèdes! Croyez-vous réellement, Monsieur, que cela puisse me guérir?»
Il fixa sur moi, en disant ces paroles, son grand œil mélancolique, et, froissant le papier entre ses doigts, il le jeta dans les flammes. Puis il s’appuya contre la cheminée, et, me prenant la main:
«Pardonnez-moi, me dit-il d’une voix qui devint douce tout à coup, pardonnez-moi ce mouvement de vivacité; mais, bon Dieu, vous avez eu là une singulière idée! Vous êtes jeune, continua-t-il avec son éternel sourire, et vous croyez votre médecine toute-puissante.
– Ma foi! Monsieur, répliquai-je d’un ton un peu sec, je crois que le mieux serait de vous soumettre à un traitement et à un régime en rapport avec votre état…
– Mon état mental, voulez-vous dire? Vous me croyez fou, n’est-ce pas?… Eh bien, vous avez raison. Chez moi, le cerveau domine tout et prend toute la place; c’est une ébullition perpétuelle. Ce feu qui me dévore ne me laisse pas un instant de repos… La pensée!… la pensée… ah! Monsieur, c’est un vautour qui me ronge sans cesse!
– Pourquoi ne cherchez-vous pas à vous affranchir de ce joug cruel? Pourquoi ne donnez-vous pas quelque repos et quelque distraction à votre esprit?
– Des remèdes, des distractions!… interrompit-il avec vivacité, vous êtes tous les mêmes! On achète les uns chez les pharmaciens, les autres à la porte des théâtres, n’est-ce pas? et on doit être guéri… Si on n’est pas guéri, on doit mourir… Et la Faculté n’a rien à se reprocher…
– Vous n’avez donc ni parents ni amis?…» Il m’interrompit encore.
«Des parents? non!… mon père est mort fort jeune, peu de temps après ma naissance. Ma pauvre mère… (il me sembla que sa voix s’altérait au moment où il prononçait ce mot)… ma pauvre mère pendant vingt ans de sa vie travailla pour m’élever, pour me donner une instruction brillante, libérale; elle mourut à la peine! Voyez l’ironie du sort! Huit jours après sa mort, j’héritais d’un vieil oncle dont on soupçonnait à peine l’existence et qui me laissait une petite fortune. Des amis? Oui, j’en ai quelques-uns. Jules d’abord, un bon garçon, mais il rit trop et son rire me rend malade; puis tous ceux que vous connaissez et qui ont eu la charité de me recommander à vos bons soins. Ils me croient fou, eux aussi, et quand je suis au milieu d’eux, ils me prennent pour le plastron de leurs plaisanteries. Je suis leur amusement, leur bouffon, avec mes grands yeux, mes longs cheveux, mon grand nez et mes airs mélancoliques! Voilà mes amis! Vous voyez ces livres qui sont là, sur ma table, ces liasses de manuscrits? Ils vous indiquent que j’ai cherché dans le travail l’oubli de moi-même. J’ai été reçu avocat, j’ai même plaidé… Mais je me suis bientôt aperçu que tous mes efforts et tout mon travail avaient pour résultat d’enrichir quelques gredins et d’en arracher d’autres à l’échafaud qu’ils méritaient: j’ai eu honte de ce métier!… J’ai écrit, j’ai beaucoup écrit, afin de soulager ma pauvre tête et d’éteindre ce feu qui me brûle. Le remède n’a pas été efficace… Que voulez-vous? Je suis philosophe, et je dois mourir philosophe.»
Il fit une longue pause.
«Ne croyez pas, cependant, reprit-il enfin, que j’aie de la haine pour l’humanité… Mon Dieu, non! Mais je trouve les hommes inutiles. Je me passe de leur esprit, de leurs travaux, de leur génie… Oui, ces quelques tisons que vous voyez là, dans l’âtre, le murmure de ma bouillotte et le ronron de mon chat m’ont inspiré des vers mille fois plus beaux que ceux de vos grands poètes, des pensées mille fois plus ingénieuses que celles de vos moralistes, des réflexions plus profondes et plus élevées à la fois que celles des plus illustres prédicateurs. Pourquoi donc alors lirais-je les œuvres des hommes? Pourquoi écouterais-je leurs discours, qui ne vaudront jamais ceux que j’entends en moi?… Aussi, depuis longtemps, toute ma vie se passe dans cette chambre, dans ce fauteuil… et je pense, je pense toujours. C’est un travail incessant. J’ai là, continua-t-il en posant un doigt sur son front, j’ai là des traités d’économie politique qui pourraient régénérer votre société ruinée et abâtardie…
«J’ai des systèmes de philosophie qui réunissent en un seul tableau toutes les connaissances humaines et les étendent en les affranchissant des entraves où les retient la routine de vos professeurs! J’ai des plans de maisons plus confortables que celle que vous habitez; des projets d’agriculture qui pourraient transformer la France en un immense jardin dont chaque habitant aurait sa part productive; j’ai des codes où l’équité et le bon droit ont toute la place qui leur manque dans les vôtres. Mais à quoi bon livrer tout cela au grand jour? Les hommes en deviendront-ils meilleurs? Que m’importe! Et serais-je soulagé? Non. Voyez ces mille manuscrits qui remplissent ma mansarde; ils sont sortis de là… et je souffre toujours autant.»
Il se rejeta dans son fauteuil et continua avec feu:
«Voulez-vous savoir encore pourquoi cette flamme intérieure est si ardente, si dévorante? C’est que je n’ai jamais pleuré! Non, jamais, jamais une larme n’est venue mouiller ma paupière! Voyez comme le tour de mes yeux est noir: cela vient de là, j’en suis sûr. Voyez-vous ces rides de mon front, cette pâleur de mes lèvres!… C’est que jamais cette rosée bienfaisante des larmes n’a baigné ma douleur et rafraîchi ma souffrance; tout se passe en moi, rien ne sort de moi.»
Ici sa voix s’altéra:
«Les autres hommes, lorsqu’ils souffrent, vont se jeter sur le sein d’un ami et s’en reviennent consolés. Moi, je ne le puis. Je suis, comme je vous le disais tout à l’heure, le Prométhée de ce vautour infernaclass="underline" la pensée, incessante, dominatrice et cruelle! Ma douleur est comme un fer aigu, qui, lorsque j’essaie de le lancer loin de moi, revient contre ma poitrine avec plus de violence, et me mord au cœur!… Tenez, je ne sais pourquoi vous m’inspirez confiance et je vais tout vous dire. Aussi bien, je n’ai peut-être pas longtemps à vivre, et je ne veux pas que mes secrets meurent avec moi. Tout ce que je vais vous conter est contenu là…»