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Cinq minutes après, il descendait à l’entrée de la petite ruelle qui longeait l’auberge du Renard-Bleu et qui communiquait par une porte basse avec le jardin de l’hôtel de Bréhat-Lenoir.

Je reçus le lendemain, dans l’après-midi, une lettre ainsi conçue:

«Mon cher docteur,

«Nous partons ce soir à huit heures pour la Bretagne.

«Ce matin, M. Bréhat-Kerguen m’a regardé à plusieurs reprises avec une attention qui m’a semblé de mauvais augure. Puis, après m’avoir ordonné de monter dans sa chambre, il m’a fait subir un nouvel interrogatoire non moins détaillé, non moins minutieux que le premier. Je m’en suis tiré avec le même bonheur, c’est-à-dire en affectant toujours la même bêtise.

«Aurait-il quelque soupçon? Je suis d’autant plus fondé à croire le contraire qu’à la suite de toutes ces questions il m’a annoncé que décidément il me prenait à son service et que je devais me tenir prêt à partir le soir même pour son château en Bretagne.

«Je regrette de ne pouvoir vous faire mes adieux de vive voix. Mais mon maître me surveille avec une extrême vigilance. Il m’est impossible de sortir.

«Vous vous êtes toujours montré si plein de bienveillance pour mes «bizarreries» que je me crois autorisé à vous demander un nouveau service.

«Je ne sais combien durera mon absence. Peut-être ne reviendrai-je jamais! Je vous nomme donc mon exécuteur testamentaire. Je vous lègue tous mes papiers et tous mes livres. Si je meurs, brûlez mes manuscrits sans les lire. Je tiens surtout à ce que vous fassiez disparaître la liasse de papiers que je vous ai montrée, à gauche, dans ma chambre, et qui contient l’histoire de ma triste vie.

«Adieu encore une fois! Je vous écrirai souvent afin de vous mettre au courant de tout ce que je ferai et de tout ce que je découvrirai.

«Veuillez m’avertir de même si quelque chose de nouveau vient à votre connaissance.

«Je vous serre la main.

«Maximilien Heller.»

Je restai quelque temps pensif après avoir lu ce billet tracé d’une main très ferme. J’avais peine à comprendre le singulier dessein qu’avait formé le philosophe de s’attacher ainsi aux pas du criminel. Quels secrets espérait-il donc découvrir encore? N’était-il pas plus simple et moins dangereux d’aller le dénoncer à la justice et de laisser celle-ci percer le mystère et débrouiller l’écheveau?

Une entreprise aussi périlleuse ne pouvait-elle pas avorter brusquement? Ce déguisement, cette dissimulation de tous les instants me paraissait au-dessus des forces humaines. Que M. Bréhat-Kerguen le surprît un jour en défaut, qu’il conçût le moindre soupçon, et c’en était fait de sa vie. Il était à sa merci dans ce lointain château de Bretagne, et l’assassin ne reculerait pas devant un crime de plus pour s’assurer l’impunité. Maximilien mort, tout cet échafaudage de preuves si péniblement dressé croulerait avec lui, et Louis Guérin monterait sur l’échafaud!

Pour me conformer au désir que m’exprimait Maximilien Heller, je me rendis dans sa mansarde, je fis faire un énorme paquet de ses livres et de ses manuscrits, et ordonnai qu’on portât tout cela chez moi. Je mis à part la liasse de papiers qui renfermait ses Mémoires et la déposai dans un tiroir de mon secrétaire.

CHAPITRE VII AU CHATEAU DE KERGUEN

Je laisse, pour la suite de ce récit, la parole à Maximilien Heller.

Il m’envoyait presque tous les jours le journal de sa vie et le récit de ses observations. J’ai conservé ces quelques lettres, et je les publie par ordre de dates et sans rien y changer, car elles me paraissent donner une juste idée du caractère de cet étrange philosophe.

«Chartres, 17 janvier.

«Nous sommes partis hier soir à huit heures. Il faisait un temps affreux. L’orage grondait avec tant de fureur que je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. M. Bréhat-Kerguen a loué le coupé de la diligence et m’y a fait asseoir à côté de lui. Il ne me quitte pas des yeux un seul instant. Hier, j’ai été obligé d’employer la ruse pour mettre à la poste le mot que je vous ai écrit. Ce matin, mon maître, qui paraît harassé de fatigue, s’est jeté sur un lit d’auberge et je vous écris à la hâte, craignant à chaque instant qu’il ne s’éveille.

«Ne me répondez pas avant le 25 de ce mois. Vous m’adresserez alors vos lettres chez le maître de poste de Loc-ahr (près Locnevinen). Je trouverai toujours le moyen de le prévenir et de les retirer.

«Je désirerais savoir, avant tout, si le docteur Wickson est encore à Paris et si on parle de nouveaux vols aussi audacieux que ceux dont Mme de Bruant a été la victime.

«À ce propos, quand vous verrez votre jolie cousine, dites-lui de calmer ses inquiétudes. Les cinq couverts d’argent qui lui ont été volés et les bagues, bracelets, montres de ses invités, etc., seront rendus à leurs légitimes propriétaires, avant que…»

La lettre se terminait là, brusquement. Sans doute M. Bréhat-Kerguen s’était réveillé à ce moment et Maximilien n’avait pu trouver le temps de terminer son épître.

Je pris les renseignements que me demandait le philosophe. Le docteur Wickson n’était plus à Paris, et on n’entendait plus parler de vols ni d’attaques nocturnes.

«Kerguen, 22 février.

«… Le château de Kerguen est situé sur la lisière d’un grand bois de sapins, à deux kilomètres du village de Loc-ahr. C’est une vieille construction menaçant ruine, avec des murs élevés, noircis par les siècles et percés de petites fenêtres dont les vitres de verre bleuâtre sont enchâssées dans le plomb.

«Cette demeure séculaire a quelque chose de fantastique et de sinistre. On dirait un tombeau s’élevant au milieu du feuillage sombre des sapins.

«Il y règne un silence de mort. Nous sommes arrivés, dans la nuit, par un chemin que les neiges avaient défoncé.

«Mon maître est descendu le premier et a frappé à plusieurs reprises à la grille, avec force jurons, – les seuls mots que je lui aie entendu prononcer pendant tout notre voyage. – Un paysan à moitié endormi est venu nous ouvrir.

«C’est le jardinier, sorte d’idiot qui ne comprend que trois mots de français et qui semble avoir l’obéissance passive de la brute.

«Nous avons traversé le jardin qui est grand et nous sommes arrivés dans une petite cour mal pavée, au fond de laquelle se dresse, sur quelques marches, la porte d’entrée de cette sombre demeure.

«Au moment où M. Bréhat-Kerguen mettait le pied dans cette cour, un sourd grognement s’est fait entendre dans le coin le plus obscur.

«Mon maître s’est soudainement retourné.

«- Ah! ah! Jacquot, tu es levé? a-t-il dit avec un gros rire. C’est bien, mon garçon, tu reconnais les sens et tu leur fais bon accueil. Comment vas-tu, mon vieux camarade?»

«En disant ces mots, il s’approcha du coin d’où était parti ce grondement de bête fauve. Je remarquai alors dans l’obscurité un gros grillage qui fermait cette partie de la cour et derrière le grillage une masse brune qui s’agitait lourdement.