Выбрать главу

«Aussi l’expression de terreur de son visage disparut tout à coup pour faire place au plus naïf étonnement.

«Il me regarda pendant quelques secondes, puis me dit brusquement:

«- C’est la première fois que vous venez au pays?

«- Oui.

«- Vous êtes ami de M. Bréhat-Kerguen?

«- Pas précisément.

«- Qui êtes-vous donc?

«- Tâche de le deviner.»

«J’avais lâché ses deux mains. Il s’était baissé de quelques centimètres, avait posé ses joues roses sur ses poings fermés, et me regardait, des pieds à la tête, avec ses grands yeux bleus surpris.

«- Qui vous êtes?… eh! ma doué!… Je n’en sais rien… Vous venez de Paris avec lui?

«- Oui.

«- Ah! vous êtes Parisien alors?»

«Ses regards redoublèrent d’attention. Il semblait chercher dans sa cervelle l’explication de ce mystère, qui l’intriguait au plus haut point.

«- Écoute, lui dis-je d’un ton sérieux, tu me parais un brave garçon; je vais te dire qui je suis. M. Kerguen m’a pris à son service à Paris comme valet de chambre et m’a amené avec lui. Tu sais que le maître a des idées un peu… singulières…

«- Ah! j’crois bien! fit-il de sa voix moqueuse en éclatant de rire.

«- Eh bien, figure-toi qu’il m’a défendu de sortir du jardin. Pourquoi? je n’en sais rien. C’est une lubie qui lui a pris. Or, j’ai besoin d’aller au village. Veux-tu faire ma commission?»

«Je lui glissai dans la main une petite pièce d’argent, ce qui lui fit écarquiller les yeux.

«- Foi de Jean-Marie, me dit-il d’un ton convaincu, demandez-moi tout ce que vous voudrez, je le ferai.

«- Tiens… tu vois bien cette lettre? il faudra que tu la mettes à la poste du bourg sans que personne te voie.»

«Sa pantomime exprima encore l’étonnement le plus grand. Il trouvait sans doute le service que je lui demandais peu en proportion avec la récompense princière qu’il avait reçue d’avance.

«- Ce n’est pas tout. Il faut me promettre de ne parler à personne au village de ma présence ici.»

«Il fit de la tête un signe énergique d’assentiment.

«- Il faut encore me promettre de revenir tous les jours à cette même place prendre mes commissions.

«- Oh! pour ça, me dit-il avec son air malin, ne craignez rien… je suis exact.

«- Si je suis content de toi, je te laisserai pêcher, sans te dénoncer, les truites du bonhomme, et, de plus, je te donnerai toutes les semaines une pièce d’argent comme celle-ci. Mais, si tu me trahis, prends garde! je dis tout au maître.»

«Il sourit avec un petit air triomphant:

«- Foi!… je ne vous trahirai point, et vous pouvez compter sur moi… Pourtant, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je ne vous promets pas de venir moi-même tous les jours. Ma mère m’envoie quelquefois garder notre vache sur la colline là-bas, et c’est trop loin pour que je quitte le pré. D’autant plus que Noiraude est fine. Si elle me savait ici, elle irait manger les choux du père Le Goalou comme elle a fait déjà une fois… Mais ces jours-là, je vous enverrai, à ma place, la petite Rose, – ma sœur jumelle, – et elle fera bien vos commissions, ne craignez rien, et sans en rien dire à personne!… Nous nous ressemblons comme deux pains sur la planche: vous la reconnaîtrez aisément.»

«Je lui donnai ma lettre (celle qui est datée du 22). Il la serra dans sa ceinture, puis enveloppa dans un grand mouchoir tapissé d’herbes fraîches les truites qu’il avait pêchées.

«- Oh! oh! murmurait-il en contemplant son butin, le vieux Ruk aura une bonne part aujourd’hui!

«- Qui est le vieux Ruk?

«- C’est notre voisin. Il est vieux et malade… Quand la pêche va bien, nous partageons et nous lui donnons la moitié.»

«J’admirai la candeur du bambin, qui regardait le tribut journalier qu’il prélevait sur le vivier du châtelain comme un bien très légitimement acquis.

«- Mais, ajouta-t-il en secouant sa jolie tête blonde, l’hiver, voyez-vous, il n’y a rien à faire… rien, rien que la pêche… toujours du poisson… Ah! en été, c’est différent: il y a les fruits! Tenez, vous voyez dans ce coin là-bas ce gros arbre tordu contre le mur… C’est un espalier de poires… oh! mais des poires!…»

«Ses joues s’enflaient et ses yeux brillaient de plaisir tandis qu’il prononçait ces mots.

«- Et comment fais-tu pour les attraper?

«- Avec une gaule pointue, donc… Je les fais tomber à terre et puis je les pique.

«- Tu ne descends jamais dans le jardin!

«- Oh! que nenni, par exemple… Le jour, il y a le vieux jardinier qui me déteste et qui a dit que, s’il me prenait, il m’arracherait les oreilles; et la nuit… il y a… Jacquot!»

«La voix de l’enfant tremblait un peu en achevant ces dernières paroles.

«- Ah! oui… l’ours… Il est donc bien méchant?

«- S’il est méchant? Jésus ma doué!… s’exclama Jean-Marie… On le lâche toutes les nuits lorsque le maître est là et il rôde dans le jardin en grognant… en grognant… On l’entend quelquefois du village. Une nuit, le chien du vieux Ruk a sauté dans le jardin pour courir sur lui, – et le chien du vieux Ruk était gros comme un veau. – Eh bien! Jacquot l’a attendu et l’a dévoré; il me dévorerait encore bien plus, moi!

«- Et il y a longtemps que M. Kerguen a ce vilain animal?

«- Hein? s’il y a longtemps!… Ah! j’crois bien; Jacquot est vieux maintenant. Ma mère m’a bien souvent conté l’histoire. Il y a dix ans, au pardon de Loc-ahr, il est venu un grand et gros homme qui conduisait Jacquot et lui faisait faire des tours sur la place. Il paraît que le maître a vu cet homme… il a voulu acheter son ours… vous comprenez?… Il l’a fait venir au château avec Jacquot, et le soir l’homme s’en allait par le village, sans sa bête, montrant à tout le monde les pièces d’or qu’il avait reçues du maître… Il disait partout qu’il était bien content de s’être débarrassé de Jacquot parce qu’il lui coûtait trop cher à nourrir… et qu’avec cet argent il aurait de quoi vivre dans ses vieux jours… Mais il paraît que l’ours n’était pas si féroce dans les premiers temps… C’est le maître qui l’a rendu méchant exprès. Il le bat et ne lui donne pas assez à manger.

«- Mais pourtant Jacquot a l’air d’aimer M. Kerguen?

«- Oh! pas de danger qu’il touche au maître, ni au vieux jardinier non plus… Ils ont un secret pour cela… ils le prennent je ne sais comment par la peau du cou, près de l’oreille… comm’ ça, tenez, et…»