«L’enfant interrompit soudain son discours, mit prestement ses poissons sous son bras et disparut derrière le mur.
«Cette fuite précipitée avait été occasionnée par la vue du vieux jardinier qui s’avançait au bout d’une allée.
«Je me mis à regarder d’un œil indifférent les poissons qui jouaient dans les eaux du vivier, et le vieil idiot passa près de moi, sans avoir le moindre soupçon.
«J’étais soulagé d’un grand poids et d’une grande inquiétude et je songeais avec plaisir que désormais je pourrais correspondre au-dehors à l’insu de mon maître.»
CHAPITRE VIII LA SOMNAMBULE
«Kerguen, jeudi.
«Je ne sais si j’aurai la force d’achever cette lettre. Je suis épuisé: la fièvre me dévore. Mais, malgré cette faiblesse extrême, les événements que j’ai à vous raconter sont trop importants pour que je tarde à vous en envoyer le récit.
«Ce n’est pas seulement le désir de contenter votre curiosité qui me fait vous écrire. Ces lettres sont destinées à servir de pièces d’accusation, si je viens à mourir à la tâche. Aussi, s’il arrive que trois jours s’écoulent sans que vous receviez de mes nouvelles, portez immédiatement mes lettres au juge d’instruction, en lui révélant tout ce que vous savez déjà et tout ce que vous pouvez avoir deviné.
«Mais j’ai hâte d’aborder le récit des événements de la nuit dernière. Excusez le décousu de ma lettre: la plume me tremble entre les doigts, c’est à peine si je puis joindre deux idées; ma tête est en feu, et je suis obligé de prendre un instant de repos après avoir écrit chaque phrase.
«J’étais déjà bien souffrant hier soir: la fièvre me brûlait cruellement, je ne pouvais poser ma tête sur l’oreiller sans ressentir des douleurs intolérables.
«Je me levai et j’ouvris ma fenêtre: un vent glacé vint me frapper au front; j’en éprouvai un grand soulagement. Je m’accoudai à l’appui de la croisée et tombai dans une demi-somnolence pendant laquelle j’eus un affreux cauchemar; il me semblait qu’on me broyait la tête à coups de marteau.
«Combien dura cet état? je n’en sais rien; je fus tiré de cette pénible rêverie par un bruit étrange qui semblait venir d’une des chambres placées à l’angle gauche de la maison.
«La fièvre donnait sans doute à mon ouïe une acuité merveilleuse.
«J’entendais comme un murmure. C’étaient deux voix qui se parlaient avec animation; mais l’une d’elles me paraissait plus forte et dominait dans le silence de la nuit.
«J’ouvris ma porte avec précaution et je fis quelques pas dans le corridor…
«Je ne m’étais pas trompé: la chambre qui faisait l’angle de la maison, à droite, était habitée, on voyait un mince filet de lumière sous le seuil de la porte.
«Je m’avançai sur la pointe des pieds, espérant saisir quelques mots de cette conversation nocturne. Je collai mon œil contre le trou de la serrure; mais la clef était en dedans, et je ne pus distinguer les deux interlocuteurs.
«Un silence s’était fait.
«Il fut rompu au bout de quelques secondes par une voix que je reconnus pour celle de M. Bréhat-Kerguen.
«- Je te répète, disait-il rapidement et d’un ton ferme, je te répète que tu ne peux pas rester ici… Pour quelle raison? Cela ne te regarde pas et je ne te le dirai point… Mais il faut absolument que tu partes la nuit prochaine… Je te louerai un garni à Rennes et tu iras m’y attendre. Ensuite nous fuirons ensemble en Angleterre…
«- Tu veux donc me faire mourir! dit en sanglotant une voix qui, à ma grande surprise, était celle d’une femme. Malade comme je suis, je ne pourrai jamais faire le voyage!
«- Malade ou non, il faut que tu t’en ailles, entends-tu? répondit l’autre avec dureté. Il le faut… tu sais que je ne plaisante pas, et que, quand je veux une chose, elle doit se faire!
«- Attends seulement huit jours… dans huit jours je serai peut-être morte et tu seras débarrassé de moi… ou bien je serai guérie et je pourrai t’accompagner.
«- Parbleu! si je pouvais attendre huit jours, je ne te forcerais pas à partir demain! Mais dans huit jours il faut que nous soyons loin. On m’a déniché à Paris… J’y ai fait quelques coups qui ont mis la puce à l’oreille des limiers de la police: je ne me soucie pas d’être pincé…
«Le temps de recueillir le magot, et je file. Toi, tu ne peux pas rester ici, entends-tu?… Je n’ai pas besoin de te dire pourquoi… mais tu ne le peux pas… Il faut que tu te caches, et vite… ou sinon… tu sais ce qui t’arrivera, car ton affaire n’est pas meilleure que la mienne!
«- Tu essaies de me faire peur!… Comment veux-tu que la police te découvre ici?… Tu m’as dit toi-même qu’elle en a pris un autre à ta place.
«- Oui, mais l’erreur de la justice ne durera peut-être pas longtemps. Je crains d’avoir un fin limier à mes trousses, et mon système à moi est de filer à la première alerte! Voici mon dernier mot, pars demain dans la nuit et laisse-moi te conduire à Rennes, ou bien tu sais que je n’hésiterai pas à me défaire de toi, si tu refuses de m’obéir.
«- Ah! misérable! tu oserais me tuer après ce que j’ai fait pour toi!
«- Pour moi! Crois-tu que je t’en aie quelque reconnaissance? Il me semble que tu as bien profité de tout… et sans risquer grand-chose encore… tandis que moi…»
«Il se fit un silence pendant lequel j’entendais M. Bréhat-Kerguen marcher dans la chambre d’un pas agité.
«Il s’arrêta tout à coup.
«- Eh bien, es-tu décidée?
«- Tiens! je suis fatiguée de t’obéir toujours comme cela… tue-moi… oh! je souffre! je ne puis faire un pas: comment veux-tu que je te suive? Tue-moi, j’aime mieux cela! Aussi bien tu seras pris un jour ou l’autre, et j’aime mieux mourir ici que sur la guillotine.
«- Je serai pris! répondit l’autre d’une voix ironique… ah! ah! j’ai encore de bonnes dents pour ronger les mailles du filet! Oui, je serai pris peut-être si tu restes ici… et tu le seras avec moi… mais, si tu m’obéis, dans huit jours, – le temps de recueillir la plus grosse partie de l’héritage, – je vais te chercher à Rennes et nous décampons en Angleterre… Le diable sera bien fin s’il peut nous y découvrir!»
«Je jugeai que l’entretien allait toucher à sa fin: je regagnai ma chambre avec précaution et me mis au lit après avoir eu soin de m’envelopper la tête d’un gros foulard.
«En effet, cinq minutes après, j’entendis dans le corridor le pas lourd de M. Bréhat-Kerguen. Il ouvrit doucement la porte de ma chambre et dirigea sur mon visage le rayon de sa lanterne sourde.
«Puis il se retira sans faire le moindre bruit.
«J’attendis quelques minutes, afin d’être sûr qu’il était rentré dans son appartement et qu’il ne reviendrait pas.
«Alors je me levai, bien qu’en ce moment ma fièvre redoublât et que mes souffrances fussent atroces.