«L’ombre avançait toujours de son pas lent et cadencé. Elle était parvenue à l’extrémité du long corridor. J’aperçus alors, grâce à la lueur qu’elle projetait devant elle, les premières marches d’un petit escalier de pierre qui semblait s’enfoncer dans l’épaisse muraille.
«Je fis quelques pas pour me rapprocher d’elle, afin de voir la direction qu’elle allait suivre.
«En ce moment, un funeste hasard voulut que mon pied heurtât contre un des barreaux du corridor, descellé par l’action du temps.
«- Je suis perdu!» pensai-je avec effroi.
«En effet, à ce bruit, le promeneur nocturne s’était brusquement retourné; la lumière qu’il tenait en main m’éclairait des pieds à la tête.
«Je m’arrêtai moi-même, les deux mains posées sur les crosses de mes pistolets, décidé à vendre chèrement ma vie si, comme je le pensais, ce personnage inconnu était un des complices de l’assassin. Mais quelle ne fut pas ma surprise?
«L’ombre restait immobile, silencieuse, devant moi; elle semblait ne pas s’apercevoir de ma présence. Je fis quelques pas en avant et m’approchai d’elle.
«Je m’aperçus alors que cet être, à demi fantastique, était une femme de haute stature, aux traits durs et accusés; elle était coiffée d’un madras de couleur; de longues boucles grisonnantes tombaient sur ses épaules; un grand châle grisâtre l’enveloppait entièrement. Son teint était livide comme celui d’une morte; ses yeux grands ouverts, invariablement fixés vers le plafond, n’avaient ni mouvement ni expression; sa bouche serrée dessinait un effrayant sourire.
«Je me reculai, épouvanté. Je n’en pouvais plus douter: c’était elle! c’était la mourante qui, trois heures auparavant, tenait avec Bréhat-Kerguen cette mystérieuse conversation dont j’avais pu saisir quelques mots. C’était la complice de ses crimes, celle qui possédait tous ses secrets!
«Je me précipitai vers elle, décidé à l’effrayer par mes menaces, à lui arracher de gré ou de force ces vérités dont elle gardait dans son sein le redoutable dépôt. Je crus qu’elle restait ainsi, immobile et glacée, parce que la terreur paralysait ses forces; qu’il me serait facile, enfin, de profiter de ce dernier effroi que ma vue lui inspirait, pour lui faire avouer ses crimes et ceux de son complice.
«Mais, lorsque mon visage fut près du sien, lorsque j’aperçus la fixité de ses yeux, la pâleur livide de ses lèvres crispées, la sueur moite qui couvrait ses tempes, lorsque je vis cette poitrine décharnée que le souffle de la vie ne semblait plus animer, la vérité m’apparut dans tout son jour.
«La malheureuse était en proie à un accès de somnambulisme!
«Elle tenait à deux mains une petite lampe contre sa poitrine. Soudain une de ses mains s’abaissa par un mouvement brusque, automatique pour ainsi dire, et vint saisir mon poignet qui fut serré comme dans un étau d’acier. Elle ne me regardait pas pourtant, ses yeux étaient toujours levés; comment avait-elle pu m’apercevoir? En même temps, ses lèvres se desserrèrent et il en sortit un souffle léger. Je crus qu’elle allait parler, j’approchai mon oreille de ses lèvres; mais elle referma la bouche, se retourna tout à coup, et, sans retirer sa main qui étreignait la mienne, reprit sa marche lente un instant interrompue.
«Je fis appel à tout mon courage et je la suivis résolument, sans essayer de dégager mon bras auquel cette horrible étreinte causait pourtant de vives douleurs.
«Elle s’avança alors vers l’escalier étroit dont, quelques instants auparavant, j’avais aperçu les premières marches. Nous le descendîmes: je comptai vingt-cinq degrés jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à un palier sur lequel mon étrange compagne s’arrêta. Elle se tourna alors de nouveau vers moi et murmura des sons inintelligibles et incohérents. Je jugeai que nous étions parvenus au premier étage du château. Devant nous s’étendait un long couloir dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité de la nuit.
«Alors la somnambule lâcha mon bras, posa un doigt sur ses lèvres comme si elle eût voulu me recommander le silence et prit les devants. Je la suivis encore… mon cœur battait à rompre ma poitrine. Où voulait-elle me conduire ainsi? Je savais que l’appartement de Bréhat-Kerguen était situé à ce même étage, que la porte de sa chambre s’ouvrait sur ce même corridor. S’il allait entendre le bruit de nos pas! Si, sortant brusquement de chez lui, il allait me voir à côté de cette femme qui possédait le secret de ses crimes!… Rien ne cause de plus mortelles angoisses que l’appréhension d’un danger qu’on attend, qu’on pressent, qui peut à tout moment surgir sous vos pas!
«En cet instant, je ne respirais plus, je ne vivais plus, tout l’effort de mon intelligence était concentré dans cette seule pensée, mes yeux essayaient de percer les ténèbres épaisses, mon oreille inquiète écoutait si, à travers le silence profond de la nuit, elle n’entendrait point quelque bruit venant de cette extrémité du corridor dont chaque pas nous rapprochait.
«Soudain l’ombre que je suivais s’arrêta de nouveau. Elle se tourna vers moi et me fit signe de venir près d’elle. J’obéis. Alors elle posa son doigt décharné sur une porte en chêne qui se distinguait des autres par les sculptures naïves dont l’avait ornée quelque artiste des anciens temps…
«Je ne comprenais pas ce que signifiait ce geste, ni pourquoi mon guide mystérieux s’était arrêté devant cette porte. Je savais que de ce côté du château il y avait des appartements déserts, inhabités depuis fort longtemps et qui servaient au vieux jardinier pour rentrer les fruits et les légumes d’hiver.
«Ma compagne parut s’apercevoir de mon hésitation. Elle murmura en posant encore son doigt sur la porte:
«- C’est là!… as-tu donc peur? Va… il a le sommeil dur!»
«De qui parlait-elle dans son rêve? Était-ce le maître du château qui habitait cette chambre? Je lui demandai à voix basse, mais lentement et en articulant chaque parole:
«Est-ce Bréhat-Kerguen qui dort là?
«- Oui», répondit-elle.
«Et je vis sur ses lèvres serrées ce même sourire effrayant que j’avais déjà remarqué tout à l’heure.
«Alors elle enfonça doucement dans la grande serrure de fer forgé une clef couverte de rouille, la tourna sans faire de bruit et poussa la porte qui s’ouvrit toute grande.
«- Viens!» dit-elle.
«J’entrai derrière elle; elle referma la porte.
«La chambre dans laquelle mon singulier guide venait de m’introduire était une pièce de moyenne grandeur, très élevée; les murs étaient couverts de tapisseries à personnages dont le temps et l’humidité avaient rongé les couleurs. L’aspect de cette chambre me frappa vivement. Évidemment, elle était habitée. Au fond s’élevait un grand lit à colonnes et à baldaquin dont les rideaux étaient fermés. Près de ce lit se trouvait un fauteuil à haut dossier sur lequel étaient négligemment jetés des vêtements d’homme. Un peu plus loin, contre la fenêtre à laquelle était suspendue une petite glace à barbe, un lavabo supportait une cuvette remplie d’eau de savon; sur le guéridon du milieu étaient jetés une grosse casquette de loutre et un fouet de chasse. Au-dessus de la haute cheminée, où gisaient deux bûches noircies dans un épais tas de cendres, reposait un fusil à deux coups et à pierre. Enfin, sur une table de nuit placée près du lit, on voyait un chandelier de cuivre avec sa chandelle à demi consumée, et, à côté, un journal déplié.