«Je me dirigeai tout d’abord vers le squelette qui avait attiré mon attention.
«C’était celui d’un homme de haute taille solidement charpenté. Je l’examinai très attentivement et je fus frappé de la forme singulière des deux pieds. Ils étaient fort longs, et l’os supérieur dévié formait une proéminence très sensible.
«Vous savez que j’ai fait la même remarque lorsque, le jour de l’autopsie, j’ai levé le suaire qui couvrait les pieds de M. Bréhat-Lenoir.
«Cette coïncidence me frappa. Je pris exactement la hauteur du squelette, puis je continuai mes investigations.
«Je ne remarquai pas sur les murs la moindre fissure qui pût me faire supposer qu’une cachette y avait été pratiquée.
«Ils étaient enduits d’un ciment très dur dont la surface était parfaitement unie.
«Comme j’achevais d’inspecter les murailles de ce caveau humide, mon pied heurta contre un obstacle. Je baissai aussitôt ma torche vers le sol et vis qu’un des carreaux rouges qui pavaient le caveau avait été légèrement soulevé par le bout de mon pied. Je m’agenouillai et enlevai assez facilement ce carreau avec mes doigts.
«Un trou très profond et très étroit avait été pratiqué en cet endroit, et j’en tirai un sac de cuir long et mince, fermé par une coulisse.
«Je trouvai dans ce sac plusieurs objets. Je vais les énumérer en détail. Cette simple liste vous donnera une idée de l’importance de ma découverte:
«1° Une trousse d’instruments de dissection de fabrication anglaise. Ils me parurent, malgré ma grande inexpérience en cette matière, admirablement confectionnés;
«2° Un étui de cuir rouge, de forme ronde, contenant cinq aiguilles très fines et très solides dont la pointe était tachée de brun. La partie inférieure de cet étui se dévissait. J’y trouvai un petit flacon de cristal, rempli d’une épaisse liqueur brune.
«Je mis précieusement cet étui dans ma poche;
«3° Cinq couverts d’argent au chiffre C. B, surmonté d’une couronne de comte.
«4° Une bague ornée d’un superbe brillant;
«5° Une montre en or, avec un chiffre très enguirlandé et surmonté d’un casque de chevalier.
«Je ne trouvai pas d’autres bijoux. L’assassin n’avait sans doute emporté que ceux qu’il n’avait pu vendre à Paris, sans risquer d’être découvert, et il comptait probablement s’en défaire en Angleterre.
«J’avais été plus heureux dans mes recherches que je ne l’espérais d’abord. Cette dernière découverte me donnait enfin le fil qui devait me conduire sûrement à travers ce labyrinthe de crimes. Et, si je n’en connaissais pas encore toutes les avenues tortueuses, je savais, du moins, quel avait été le point d’arrivée et j’entrevoyais clairement les diverses étapes de la route.
«Chose étrange! Je venais d’atteindre ce terme si ardemment désiré, et le résultat inespéré de mes recherches et de mes observations me laissait presque froid et insensible!
«Il me semblait, à cette heure de triomphe, que les déductions qui m’avaient conduit au but étaient venues à mon esprit naturellement et sans effort, et je perdis le souvenir du travail effrayant, des heures d’insomnie et de souffrance que m’avait coûtés cette poursuite acharnée de la vérité!»
«Kerguen, 5 heures du soir.
«Jean-Marie m’a remis aujourd’hui la lettre dans laquelle vous m’annoncez que le docteur Wickson a disparu de la capitale et que vous n’entendez plus parler d’attaques nocturnes dans votre bonne ville de Paris.
«Cela ne m’étonne nullement: vous savez pourquoi.
«Je vous remercie bien sincèrement des témoignages d’amitié que vous me donnez et du souci que vous prenez de ma santé. Hélas! je vous l’ai dit, cette énergie qui m’anime est toute à la surface, et lorsque l’œuvre à laquelle je me suis voué sera accomplie, je succomberai sans doute sous le poids de tant de fatigues.
«Cette lettre sera probablement une des dernières que je vous écrirai. J’attends le châtelain ce soir, le piège est dressé pour cette nuit, et, dès qu’il sera entre les mains de la justice, je partirai pour Paris.
«Je vais reprendre mon récit au point où je l’ai laissé hier.
«Quand ma perquisition fut finie, je descendis de mon arbre, l’étui aux grandes aiguilles dans ma poche, et je remontai chez moi. Je grattai la pointe de ces aiguilles, qui était, comme vous le savez, enduite d’une matière brune qui tomba en poussière, puis je vidai le flacon qui contenait la terrible liqueur et le lavai soigneusement.
«Cette opération finie, je pris un peu de suie que je délayai dans de l’eau, et je substituai ce liquide inoffensif au poison subtil que renfermait ce flacon. J’en enduisis également la pointe des aiguilles.
«Alors je redescendis, et rentrai par le même chemin périlleux dans le caveau funèbre.
«Je remis tous les objets dans le sac de cuir et le sac de cuir dans la cachette, puis j’ajustai la petite dalle qui en masquait l’ouverture.
«Je me servis encore de mon couteau rougi à la flamme pour ressouder la vitre dans son châssis de plomb, et lorsque ce travail assez long fut terminé, j’effectuai ma descente à travers les branches touffues du sapin.
«Il était midi et demi. C’était l’heure du rendez-vous quotidien que j’avais assigné à Jean-Marie.
«Je trouvai mon petit Breton fort en peine. L’eau du vivier était gelée et il lançait de grosses pierres pour briser la glace qui lui dérobait sa proie journalière.
«- Bonjour, monsieur Pierre, me cria-t-il de sa voix argentine. Vous n’êtes donc plus malade?
«- Non, mon garçon, je te remercie, je vais beaucoup mieux. Eh bien! la pêche ne donne donc pas aujourd’hui?
«- Ah! c’est un vrai malheur! dit-il avec dépit en passant les mains dans son épaisse chevelure blonde. Cette glace est plus dure que les pierres. Tenez, voyez… elles glissent dessus sans la casser… C’est que le vieux Ruk est bien malade, et si je ne lui rapporte pas quelque chose, il pourrait bien mourir, allez… le pauvre homme!»
«Je compris cet appel indirect à ma générosité.
«Je lui donnai une pièce d’argent pour le vieux Ruk et une autre pour lui. Cette prodigalité de nabab lui fit pousser une exclamation de surprise, et ses yeux pétillèrent de joie.
«Je lui remis ma lettre en lui recommandant encore la plus grande discrétion.
«Puis je lui demandai:
«- Sais-tu quelle distance il y a d’ici à Locnevinen?»
«Locnevinen est le chef-lieu d’arrondissement.
«Le bambin réfléchit quelques secondes.
«- Ma foi! répondit-il, je n’y suis jamais allé… mais j’ai entendu dire qu’il y avait deux bonnes lieues et demie, près de trois lieues.