«N’étaient les gendarmes qui l’accompagnent et les menottes qui l’enchaînent, on le prendrait pour un de nos amis qui vient nous raconter ses aventures d’outremer et les péripéties d’un long et périlleux voyage; non pour un prévenu qui est sous le coup d’une accusation capitale et dont la tête est d’avance promise à l’échafaud.
«Cette nature bizarre et forte m’intéresse au dernier point, et maintenant que le malheureux Guérin est certain d’avoir la vie sauve, je fais presque des vœux pour que Boulet-Rouge échappe au dernier supplice. Ce serait vraiment dommage qu’un homme de cette trempe allât finir sous le couperet de la guillotine, comme un assassin vulgaire!
«J’extrais de son interrogatoire les faits qui se rapportent directement à ce qui sera un jour appelé l’Affaire Bréhat-Lenoir, et je vous en envoie à la hâte le résumé succinct.
«Les aveux qu’il fit au sujet du meurtre de M. Bréhat-Kerguen confirmèrent en tous points les révélations d’Yvonne.
«Je lui demandai à ce propos pourquoi il avait voulu, dans la nuit du jeudi, déterminer sa complice à quitter le château pour fuir à Rennes, et pourquoi, après son refus, il avait pris la résolution de la tuer.
«- Ah! répondit-il, c’est que je me doutais bien que vous étiez venu avec moi pour espionner mes actions et pour surprendre mes secrets. Seul, je ne vous craignais pas. J’étais bien sûr, d’autre part, que jamais vous ne pourriez tirer quelque renseignement du vieil idiot, qui d’ailleurs n’aurait rien eu à vous apprendre, puisqu’il m’a toujours pris pour son véritable seigneur et maître.
«Mais je craignais Yvonne. Vous savez, les femmes sont sujettes aux remords, aux attaques de nerfs. Si vous aviez connu sa présence au château, – et la suite a montré que mes appréhensions étaient fondées, – vous auriez pu la faire parler. Voilà pourquoi j’ai voulu l’envoyer à Rennes et pourquoi, sur son refus de partir, j’ai voulu la tuer.
«- Mais alors si vous aviez découvert qui j’étais, pourquoi ne vous êtes-vous pas débarrassé de moi, comme vous vouliez faire d’Yvonne?
«- Je vais vous le dire. Lorsque vous vous êtes présenté à moi, à Paris, je vous ai pris pour un véritable campagnard, aussi niais qu’inoffensif: vous étiez supérieurement déguisé. J’ai accepté avec joie vos services, car j’avais à faire remettre bien des choses en place dans la chambre du défunt. Je ne voulais pas employer à cet ouvrage l’intendant Prosper dont je craignais les bavardages et la curiosité; d’autre part, un jeune diplomate que j’avais rencontré deux jours avant rue de l’Université m’avait fortement endommagé les reins, et je ne pouvais me baisser.
«Je vous pris donc à mon service, comptant, lorsque je quitterais Paris, vous renvoyer dans vos pénates.
«Mais je vous reconnus à la soirée de Mme de Bréant…vous savez… lorsque vous êtes venu vous asseoir en face de moi… je vous ai reconnu à vos yeux dont l’éclat étrange m’avait déjà frappé… Ils étaient véritablement effrayants ce soir-là. Si effrayants que lorsque je me vis examiné avec une telle attention, lorsque je vis vos longs doigts compter les cartes une à une… j’eus presque peur! Oui, peur, moi, Boulet-Rouge! et je n’osai plus tricher!… moi qui n’avait pas craint de faire sauter la coupe sous le nez de M. de Ribeyrac, procureur du roi!
«Je compris alors que j’avais affaire à forte partie, et, pour détourner vos poursuites, je conçus un projet audacieux, trop audacieux peut-être, car j’aurais dû prévoir les conséquences. Je résolus de vous emmener avec moi en Bretagne et de ne pas vous quitter un instant de vue jusqu’à ce que j’eusse acquis la certitude que vous étiez un terrible ennemi acharné à ma perte. Cette certitude, je l’eus bien vite par mille petits détails isolés qui me prouvèrent que, malgré la perfection avec laquelle vous vous déguisiez, l’habit de domestique ne vous convenait pas plus qu’à moi le bicorne de gendarme!
«Je vous croyais un agent stipendié de la Préfecture: c’est ce qui m’a perdu. J’aurais dû me dire que jamais un employé de la rue de Jérusalem n’aurait fait preuve d’une telle audace ni d’une telle habileté. Cette habileté me paraissait si extraordinaire, que j’avais formé le projet, une fois arrivé ici, de vous séduire par des offres mille fois plus brillantes que celles qui, selon moi, vous étaient faites par la police. Je vous aurais ainsi attaché à ma personne, à mes desseins, et je vous aurais employé à une vaste entreprise que je projetais, que je devais mettre à exécution, dès que j’aurais touché la succession, et pour laquelle j’avais besoin d’un homme tel que vous. Voilà quel était mon plan. Je désirais vous associer à ma fortune… je me sentais une certaine sympathie pour vous… et je me disais qu’après tout vous étiez entre mes mains, et qu’à la moindre alerte je pouvais vous faire disparaître.
«C’est dans ces circonstances que je reçus la lettre de M. Berteau, notaire, qui m’appelait à Rennes pour régler les affaires de la succession. Je partis en toute hâte, profitant d’un moment où vous ne m’espionniez pas. J’avais bien recommandé au vieil Yves de vous dire que j’étais enfermé dans ma chambre, un peu souffrant, et de ne pas vous faire savoir que je m’étais absenté. Comment avez-vous fait parler l’idiot? Je n’en sais rien…
«Lorsque je fus de retour, ma première visite fut pour le caveau que vous connaissez. Je vis sur les dalles rouges la marque d’un pas qui n’était pas le mien. Je bondis de colère et de surprise et je résolus de vous tuer.
«Ah! vous avez eu encore du génie lorsque vous avez gratté mes aiguilles et mis je ne sais quel jus de réglisse à la place de mon curare! Si vous vous étiez borné à enlever l’étui, c’en était fait de vous, car, ne pouvant employer mon arme de prédilection, j’aurais eu recours au poignard et alors la blessure que je vous aurais faite n’eût pas été une simple piqûre!
«- Il faut maintenant que vous disiez à la justice, interrompit M. Donneau, comment l’idée vous est venue du meurtre de M. Bréhat-Lenoir et comment vous l’avez mise à exécution.
«- C’est bien simple, répondit l’accusé avec son flegme ordinaire. Je vis dans les papiers du défunt Bréhat-Kerguen qu’il avait à Paris un frère immensément riche, et je trouvai dernièrement quelques lettres fort vives qui me prouvèrent combien les rapports des deux frères étaient tendus. L’une d’elles m’apprit même que M. Bréhat-Lenoir avait juré de déshériter le Breton. Mais je ne trouvai ces papiers et ces lettres qu’il y a trois mois environ. Jusque-là, j’avais toujours cru que celui dont j’occupais la place n’avait pas de famille. J’ai cherché ces papiers pendant neuf ans dans tous les coins et recoins du château. Je les découvris enfin derrière la grande glace de Venise qui est dans la chambre des armures.
«Ma résolution fut bientôt prise. Je me souciais d’autant moins d’être déshérité en ce moment, que quelques millions m’étaient nécessaires pour commencer la grande entreprise dont je vous ai parlé et à laquelle je voulais associer monsieur. Je partis donc pour Paris, afin de me mettre à la recherche du testament qui spoliait celui dont j’avais pris la place. Une fois ce testament annulé, j’héritais sans difficulté.