CHAPITRE XII ÉPILOGUE
Ici se termine le récit de Maximilien Heller.
Les pages suivantes paraîtront peut-être de peu d’intérêt aux personnes qui ont seulement cherché dans ce livre un amusement de quelques heures, et qui jugent que le dénouement de cette histoire très véridique a suffisamment satisfait leur curiosité. Mais nous avons pensé qu’après avoir assisté aux efforts vraiment prodigieux accomplis par ce jeune homme pour sauver, au péril de ses jours, la tête d’un innocent, et désigner le vrai coupable au juste châtiment des lois, après l’avoir suivi, pour ainsi dire pas à pas, dans la route périlleuse où il s’engagea avec un si rare courage, après l’avoir accompagné de leurs vœux pendant la lutte, après l’avoir applaudi à l’heure du triomphe, – ceux de nos lecteurs qui se sont intéressés à notre pauvre ami seraient peut-être heureux de savoir ce que devint dans la suite Maximilien le Misanthrope.
C’est ce que nous allons essayer de dire en peu de mots:
Dès qu’il fut rentré à Paris, M. Heller m’envoya un mot pour m’annoncer son retour et me demander de venir le voir: il éprouvait, disait-il, le désir de me parler dans le plus bref délai.
On conçoit facilement avec quel empressement je me rendis à son invitation. Deux heures après avoir reçu cette lettre, je montais les six étages de la haute maison de la butte Saint-Roch, au sommet de laquelle était juchée la mansarde du philosophe.
Le jour commençait à tomber. Je trouvai Maximilien Heller exactement dans la même attitude que le fameux soir où, un mois auparavant, je lui avais fait ma première visite.
Il était renversé dans son grand fauteuil, devant la cheminée où mouraient deux tisons. Une bougie brûlait derrière lui sur la table. Seul son chat manquait pour compléter la mise en scène. Il avait sans doute profité de l’absence de Maximilien pour chercher un maître plus gracieux et un logis plus confortable.
Mes premières paroles furent naturellement pour féliciter le philosophe du courage merveilleux dont il venait de donner tant de preuves, ainsi que de l’heureux résultat de son entreprise. Il me répondit à peine, par monosyllabes entrecoupés; on eût dit que je l’entretenais d’une affaire oubliée depuis longtemps, et dont le souvenir lui était importun. Je ne fus pas trop surpris de cet étrange accueil, connaissant la nature bizarre de mon ami. Puis je lui demandai des nouvelles de sa santé.
«Je ne vais pas mieux, dit-il en détournant légèrement la tête… Toujours la fièvre… l’insomnie.»
Je pris la bougie, que je posai sur la cheminée, afin de mieux voir les traits du philosophe et de me rendre un compte plus exact de l’état où il se trouvait.
Je remarquai alors, avec autant d’étonnement que de joie, que ces trente jours de continuelles fatigues, de luttes, d’émotions, loin d’aggraver son mal, semblaient avoir opéré en lui un changement favorable. Ses yeux étaient plus brillants, son visage moins livide et moins creusé que le soir où je l’avais vu pour la première fois. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation. Il secoua la tête et répliqua avec insistance:
«Non, non, je vous assure que je ne suis pas moins malade qu’il y a un mois. Vous parlez ainsi pour me rassurer, pour me donner le change sur ma propre situation… C’est inutile, docteur, je ne me fais pas d’illusions, et je sais mieux que personne ce que je souffre.»
Je pensai tout bas:
«C’est en vain que tu veux me le dissimuler, farouche misanthrope, je sens, moi, que tu renais à la vie.»
Il reprit:
«Pardonnez-moi si je vous ai dérangé, docteur, je me suis trouvé trop faible pour aller vers vous… et puis je désire qu’on ignore ma présence à Paris. Voici ce que je voulais vous demander: seriez-vous assez bon pour me faire remettre, le plus tôt possible, les papiers que je vous avais confiés avant de partir? Je désirerais les classer.
– Ils seront chez vous demain, répondis-je.
– Merci.»
Il prit alors un portefeuille rouge dans la poche de sa houppelande, parut hésiter un instant, puis me dit encore, en me tendant une liasse de papiers jaunis:
«Ce pauvre diable qui est en prison… vous savez… Guérin, va sans doute se trouver dans la dernière des misères. Remettez-lui, je vous prie, cette petite somme…
– Ah! Maximilien, dis-je en lui serrant la main avec force, que vous êtes bon!»
Ces paroles parurent faire sur lui une vive impression. Il fronça les sourcils, se démena dans son fauteuil et murmura d’un ton boudeur:
«Non, je ne suis pas bon… je suis juste, voilà tout!… La société des hommes, au milieu de laquelle je suis contraint de vivre, a causé à ce malheureux un immense dommage… Je me considère comme responsable, dans une certaine mesure, de cette faute collective… et je tâche de la réparer selon mes moyens. Mon action est bien simple, en vérité, et je m’étonne qu’elle provoque chez vous un tel élan d’admiration!… D’ailleurs je possède plus d’argent, beaucoup plus qu’il ne m’en faut pour vivre. Je n’ai aucun mérite, ce me semble, à me défaire d’un objet qui m’est absolument inutile!…»
En entendant cette déclaration faite d’un ton brusque, je ne pus m’empêcher de sourire. Vous savez que les médecins, observateurs par profession, finissent par acquérir une sûreté de coup d’œil qui leur permet de sonder les maux de l’âme aussi profondément que ceux du corps. Il me semblait qu’à ce moment Maximilien manquait un peu de cette franche sincérité, qui fut de tout temps le signe distinctif et, en même temps, l’honneur des Alcestes. Évidemment il forçait sa nature et tenait un langage que son cœur devait démentir. Ce n’était pas ainsi qu’il parlait un mois auparavant. Alors sa parole était amère, froide, incisive. On sentait que son âme était ulcérée dans ses plus profonds replis, qu’il méprisait l’humanité pour ses vices, ses erreurs, et enveloppait tous ses semblables dans la «haine vigoureuse» qui grondait au fond de son cœur. Maintenant, son ton était forcé, déclamatoire. En l’entendant, je me rappelais involontairement un mauvais acteur de province, qui, jouant Le Misanthrope, enflait ses joues et bourrait de coups de poing et de coups de pied les meubles de la scène. En vain, Maximilien Heller, obéissant à ce petit sentiment d’amour-propre dont les natures les mieux trempées subissent elles-mêmes le joug étroit, essayait-il de me dissimuler la révolution intime qui s’était faite en lui; en vain voulut-il paraître avoir conservé, dans toute sa rudesse, ce premier aspect sombre et sceptique sous lequel il m’était précédemment apparu: son jeu ne put me tromper. Des souffrances, des malheurs que je ne connaissais point, peut-être quelque grande injustice dont il avait été la victime, avaient jadis versé dans son âme le poison de la haine et du désespoir.
Mais, grâce à Dieu, ce poison venait de trouver son antidote! Comment, en face de l’œuvre glorieuse et consolante qu’il venait d’accomplir, pouvait-il douter de la générosité de l’homme? Comment, en présence du succès dont Dieu avait récompensé ses nobles efforts, aurait-il méconnu la puissance et la bonté de la Providence?