– Comment cela? fit-il en se reculant avec une promptitude qui me fit sourire.
– J’ai découvert l’an dernier, sur les côtes de Normandie, un ravissant petit village, perché en haut d’une falaise, où il n’y a pour tous habitants que des pêcheurs; dont le sol encore vierge n’a jamais été souillé par le pied d’un bourgeois parisien. J’ai passé là quelques mois de calme, de repos, de bien-être indicibles. Je veux vous y conduire…»
Je vis bien que cette proposition ne lui déplaisait pas. Il essaya pourtant de me résister.
«Mais, fit-il en cherchant une objection à m’opposer, vous n’y songez pas!… Non, non, c’est impossible, je ne veux pas interrompre le travail que j’ai commencé… Je suis dans le premier feu de la composition, et vous comprenez…
– Qui vous empêchera de travailler là-bas?
– Je ne puis pas y transporter ma bibliothèque.
– J’ai mieux qu’une bibliothèque à vous offrir. À deux lieues de l’endroit dont je vous parle se trouvent les ruines d’un vieux château féodal excessivement curieux. C’est une belle proie sur laquelle nos archéologues ne se sont pas encore abattus, et qui vous fournira, j’en suis sûr, une curée abondante d’intéressantes et curieuses découvertes.
– Et ce château se nomme?
– Le château de Trélivan.»
Il parut chercher dans son souvenir.
«Oh! ce nom doit vous être presque inconnu, dis-je encore; aucun de vos livres n’en fait sans doute mention. Mais ce dédain des antiquaires n’enlève rien au mérite de son vieux manoir, et je suis sûr que ses ruines vous intéresseront vivement.»
Mes instances furent si pressantes, qu’il ne put les combattre et se refuser à mon désir.
Trois jours après, nous étions en route pour Mareilles. À cette époque, aujourd’hui si loin de nous, le casino ne s’était pas encore répandu comme une lèpre dévorante sur nos jolies plages normandes et bretonnes. On aurait pu faire soixante lieues sur le bord des falaises sans rencontrer ces vilaines tentes alignées au cordeau, ces piquets plantés sur le rivage, ces costumes bariolés étendus sur les ajoncs et les varechs, qui aujourd’hui décèlent à chaque anfractuosité du rocher la présence néfaste d’une station balnéaire.
Le bourgeois de Paris n’osait s’aventurer plus loin que Boulogne ou Saint-Cloud, et seuls l’artiste ou l’amateur d’émotions violentes entreprenaient le voyage des côtes de l’Océan et de la Manche.
Nous arrivâmes le soir à Mareilles, par un temps magnifique. Nous nous fîmes conduire à la meilleure auberge du bourg, qui était située sur un petit promontoire, d’où l’on découvrait le splendide panorama de la pleine mer.
Notre arrivée parut confondre le brave aubergiste, qui n’avait jamais reçu d’hôtes de notre qualité. Il demanda d’où nous venions. Je lui dis que nous étions Parisiens.
Le brave Normand me regarda d’un air sournois et branlant sa tête grise, coiffée du bonnet de coton traditionneclass="underline"
«Ma fi! dit-il, j’crois sans l’croire pourtant, que vous voulez vous gausser du pauv’ monde… Vous, Parisien? Nenni-da. J’ connais ben les Parisiens: j’en ai vu un il y a dix ans, et il n’avait point votre air. Les Parisiens ont un chapeau pointu comme un clocher, des cheveux jusqu’aux mollets, des habits de v’lours et une grosse boîte dans le dos.»
Cette affirmation péremptoire du brave homme me fit sourire. Il avait sans doute aperçu un jour quelque rapin en quête d’un bon point de vue, et il s’imaginait que tous les gens de Paris portaient le costume romantique de 1830. La tenue correcte et sévère qui est celle de ma profession confondait évidemment toutes ses notions. Pourtant la vue de Maximilien qui entra en ce moment dans la chambre d’auberge, coiffé de son grand chapeau posé sur ses longs cheveux, rendit confiance au digne aubergiste.
«À la bonne heure! s’écria-t-il en l’apercevant… Celui-ci, jarnigué! c’est un vrai Parisien!»
Nous nous installâmes dans un corps de logis séparé de l’auberge, et qui formait pavillon.
Dès le lendemain, nous fîmes, pour gagner appétit, avant le déjeuner, une longue promenade sur les sommets des falaises.
On eût dit que la Providence conspirait avec moi en faveur de mon pauvre et intéressant ami. Le ciel était d’azur, le soleil chaud et vivifiant; la mer étendait, à perte de vue, ses belles eaux transparentes, piquées çà et là d’une voile blanche ou brune, qui courait, sous le souffle de la bise, comme une mouette effarouchée. L’air frais du matin nous apportait les âcres et sains parfums de la mer. Nos poitrines buvaient à longs traits ces robustes émanations dont elles semblaient ne pouvoir jamais se rassasier complètement.
J’observais Maximilien du coin de l’œil, tout en causant botanique, pêche, histoire naturelle et autres sujets de circonstance. Je constatais avec un plaisir inexprimable l’efficacité du régime dont je faisais sur lui la salutaire épreuve. Son teint, animé par le froid et la bise, revêtait les fraîches couleurs de la jeunesse, dont, pendant si longtemps, ses joues avaient été déparées. Il marchait à grands pas. Ses cheveux noirs agités par le vent, ses grands yeux brillant d’un éclat inaccoutumé et levés vers le ciel avec une expression qui, peut-être, était celle de la reconnaissance, donnaient à sa physionomie si originale je ne sais quoi de vraiment beau et d’inspiré.
J’éprouvais en ce moment quelque chose d’analogue sans doute à la joie que ressent le bon jardinier lorsqu’il voit un arbrisseau, longtemps courbé sous le souffle dévorant du mistral, se relever lentement et se couvrir d’une nouvelle et verdoyante parure.
Pendant deux semaines, nous recommençâmes chaque jour ces bienfaisantes excursions au grand air. Maximilien me demandait parfois, au moment où nous nous mettions en route:
«Eh bien, docteur, est-ce aujourd’hui que nous allons visiter les ruines de votre vieux château?»
Et chaque fois qu’il me faisait cette question, je trouvais quelque adroit prétexte pour retarder l’exécution de notre projet. On devine bien que le manoir crénelé de Trélivan n’avait jamais existé que dans mon imagination, et j’eusse été fort embarrassé si Maximilien m’avait sommé de le lui montrer. Heureusement, il n’existait point, et chaque matin nous remettions, d’un commun accord, notre excursion au lendemain.
Enfin, un jour, vers la fin de la troisième semaine de notre séjour à Mareilles, je lui dis:
«Vous sentez-vous, mon cher ami, de force à tenter notre expédition aux ruines de Trélivan? Je vous avertis d’avance que nous aurons à faire deux lieues pour aller et autant pour revenir, ce qui nous prendra au moins six bonnes heures.
– Partons! répondit-il avec un entrain tout juvénile qui me charma; vous avez dû vous apercevoir que je suis bon marcheur et que je ne crains pas la fatigue!»