«J’entendis le bruit d’une porte en fer qui retombait, et, en m’approchant de quelques pas, je vis que mon maître était entré dans cette sorte de cage et pressait tendrement dans ses bras un ours gigantesque.
L’animal faisait entendre de petits grognements de plaisir.
«Cette scène touchante dura une minute environ.
«- Hum! grommela mon maître après avoir quitté son sauvage ami, Jacquot est un bon garçon quand on le connaît… mais si un autre que moi lui rendait visite, il le dévorerait à belles dents.»
«Ceci paraissait être à mon adresse. Mais, comme je n’avais nulle envie de rendre visite à Jacquot, je ne m’effrayai pas de la menace.
«M. Bréhat-Kerguen monta les marches du perron et congédia le jardinier, qui demeurait dans une petite masure située près de la grille du jardin.
«Il introduisit une grosse clef dans la serrure; la porte roula sur ses gonds en grinçant, et se referma avec un bruit qui ébranla les vieilles murailles.
«Le châtelain battit le briquet et alluma une lanterne qu’il détacha du mur.
«Nous nous trouvions dans un long corridor au bout duquel on apercevait les marches d’un grand escalier de pierre.
«- Suivez-moi!» me dit M. Bréhat-Kerguen d’un ton rude.
«Nous montâmes deux étages. Les appartements de cet antique château me paraissent être bizarrement distribués.
«De chaque côté du palier s’étendent deux étroits couloirs, sur lesquels s’ouvrent régulièrement, de distance en distance, les portes des chambres. On dirait un ancien couvent avec ses corridors sombres et ses cellules.
«- Voici votre chambre, me dit M. Bréhat-Kerguen en poussant une de ces petites portes basses et en m’introduisant dans une pièce humide et mal meublée. Vous trouverez du bois dans ce coin.»
«Il dirigea le rayon de sa lanterne sur mon visage, et ses petits yeux gris m’examinèrent avec attention.
«- Vous êtes à mon service, me dit-il en appuyant sur tous les mots. Vous devez vous tenir prêt à m’obéir à chaque instant du jour et de la nuit… Votre travail d’ailleurs n’aura rien de fatigant… Mais je vous défends expressément de mettre les pieds hors des murs du jardin… Je m’attribue sur votre personne un droit sans limites, et si vous violez ma défense, je vous punirai de mes propres mains. Du reste, si vous m’obéissez en tout et si je suis content de vous, vous aurez une récompense telle, que personne, soyez-en sûr, ne pourrait vous en donner une semblable.»
«Tandis qu’il prononçait ces derniers mots, son regard me parut encore plus clair et plus perçant; puis il me tourna brusquement le dos et sortit.»
«Kerguen, mercredi soir.
«… Outre le jardinier dont je vous ai parlé et qui est décidément en enfance, M. Bréhat-Kerguen a, pour le servir, une vieille femme de charge qui n’entend pas un mot de français. Mon maître mange énormément et boit encore plus. Son vin est d’ailleurs excellent.
«Après son repas, qu’il a pris à midi, il s’est enfermé dans ses appartements, au premier. Pendant ce temps, j’ai été me promener dans le jardin, qui est fort bien planté et tapissé de superbes espaliers.
«En traversant la petite cour, j’ai aperçu maître Jacquot étendu tout de son long dans sa cage et se chauffant au pâle soleil de janvier.
«C’est un ours noir magnifique, et qui paraît doué d’instincts très féroces. Il tenait entre ses grosses pattes un quartier de viande saignante et le mangeait avec une gloutonnerie qui pouvait donner à réfléchir.
«En me voyant passer, il a relevé sa lourde tête et a poussé un sourd grognement.
«Je me suis promené une heure environ dans le jardin, cherchant en vain dans mon esprit par quel moyen je pourrais vous faire parvenir les lettres que je veux vous adresser chaque jour.
«Cette promenade au grand air m’a fait du bien. Ma tête était en feu et la bise du nord, qui soufflait avec violence, me rafraîchissait.
«Quand je serai revenu à Paris, je me mettrai aux douches d’eau froide.
«J’ai profité de cette heure de promenade pour inspecter soigneusement les dispositions de ce sombre château.
«La maison a huit fenêtres de façade.
«Je n’ai pas eu de peine à reconnaître la fenêtre de ma chambre, car, pour faciliter mes recherches, j’avais eu soin de la laisser ouverte. Elle est la troisième en commençant par la droite.
«D’après ce que j’ai pu tirer du vieux jardinier, j’ai cru comprendre que l’appartement du châtelain était au-dessous de la pièce qui m’est attribuée.
«Devant cette façade se dresse un beau sapin de Norvège dont la flèche élevée atteint la fenêtre ogivale de ma chambre.
«J’ai fait le tour de la maison; mais, du côté sud, tous les volets sont fermés. Ces appartements n’ont, paraît-il, jamais été occupés.
«J’allais rentrer dans le manoir, lorsque mes yeux furent attirés par un objet brillant qui montait lentement le long du mur du verger. Vous saurez que j’ai la vue extrêmement perçante.
«Je m’approchai doucement en longeant les espaliers, afin de découvrir ce nouveau mystère.
«À cet endroit du jardin est un beau vivier aux eaux limpides dont un des bords touche au mur, lequel, à cet endroit, est un peu dégradé.
«Je restai environ cinq minutes en observation.
«Tout à coup les eaux du vivier furent violemment agitées, des cercles ondoyants coururent les uns après les autres et je vis une superbe truite qui, sortant de son élément, montait le long du mur avec force soubresauts qui faisaient reluire ses écailles.
«Ne croyez pas que je vous conte une histoire fantastique; je ne tardai pas à avoir l’explication du phénomène.
«La truite était suspendue au-dessus du vivier par une mince ficelle, et, en suivant des yeux la cordelette, j’aperçus, sur la crête du mur, deux petites mains grêles qui tiraient ligne et poisson.
«Je m’avançai à pas de loup, et, me hissant sur la pointe du pied, je saisis les mains du pêcheur inconnu entre les miennes.
«Un léger cri de frayeur retentit de l’autre côté du mur, et aussitôt je vis apparaître entre les pierres couvertes de mousse la figure effarée et barbouillée d’un enfant de douze ans aux cheveux blond cendré.
«- Ne me faites pas de mal, monsieur, me dit le bambin en mauvais français et d’une voix suppliante. Je vous promets que je ne recommencerai plus!
«- Ah! petit maraudeur, je vous y prends! Que dirait M. Bréhat-Kerguen s’il savait de quelle manière vous péchez ses truites?»
«Mais, comme je désirais me faire un allié du petit homme qui avait l’air fort intelligent, je ne pris pas un air terrible ni une voix rude. Celui-ci, avec cette perspicacité que les enfants possèdent à un si rare degré, s’aperçut vite que je n’étais pas un ogre prêt à le dévorer.