«J’entrevoyais enfin le dénouement de cette ténébreuse histoire, et, si près de toucher au port, je fis des efforts inouïs pour ne pas succomber.
«Je m’avançai dans le corridor en me soutenant aux murs, courbé en deux comme un vieillard.
«Mes membres grelottaient de froid et ma tête brûlait comme un brasier ardent!
«Enfin, j’arrivai à cette porte et je frappai deux coups sur les ais solides.
«Je n’obtins aucune réponse: en collant mon oreille contre le trou de la serrure, il me sembla entendre dans l’intérieur de la chambre une respiration sifflante et saccadée.
«Je frappai de nouveau, un profond soupir se fit entendre… mais ce fut tout.
«Cependant je sentais mes forces m’abandonner. Je crispai mes doigts contre les moulures de la porte pour m’empêcher de tomber.
«Il me semblait, dans l’hallucination de la fièvre, que les pas de l’assassin retentissaient dans les sombres corridors, et qu’il allait me surprendre lui dérobant son secret.
«Ce secret, il était la, dans cette pièce où je ne pouvais pénétrer! Ce seuil une fois franchi, je ferais avouer sa complice et je connaîtrais enfin le mystère tout entier.
«Peut-être, me disais-je, en rassemblant mes forces dans un suprême effort, pourrais-je faire tomber cette porte qui se dresse devant moi comme un obstacle infranchissable! Mais le bruit attirerait l’assassin et je succomberais au moment de toucher au but de ma pénible entreprise.
«Je sentais le délire de la folie envahir mon cerveau, mes idées s’égaraient, une sueur froide inondait mon front.
«Oh! l’horrible moment! Si je survis à tant de souffrances, jamais je n’oublierai cette heure d’angoisses!
«Une idée fixe s’était emparée de moi: entrer dans cette chambre. Mais par quel moyen?
«Je m’appuyai contre le chambranle de la porte, et, ma tête dans mes deux mains, je m’efforçai de réunir mes idées. Ces quelques instants de réflexion me rendirent un peu de calme.
«Je retournai doucement dans ma chambre, j’y pris une lumière et un couteau de poche qui pouvait me servir à ouvrir la porte de la mystérieuse complice de l’assassin; puis je m’engageai de nouveau dans le corridor et m’arrêtai devant cette porte.
«Je m’aperçus bien vite que la serrure était fermée à double tour; impossible de l’ouvrir. Je n’avais même pas la ressource d’enlever les vis qui la retenaient à la lourde porte en chêne; elle était vissée à l’intérieur.
«Un douloureux découragement s’empara de moi. M’appuyant d’une main contre le mur humide du couloir, je regagnai lentement, le front penché vers le sol, ma chambre, dans laquelle je m’enfermai.
«Je me jetai ensuite tout habillé sur mon lit. Mais l’état de surexcitation où se trouvait mon esprit m’empêchait de goûter le repos qui m’eût été si nécessaire. Ma pensée ne pouvait se détacher de cette chambre, placée à quelques mètres de la mienne, où gisait, mourante sans doute, celle qui possédait les redoutables secrets que je brûlais de connaître.
«Les paroles échangées entre cette femme inconnue et Bréhat-Kerguen étaient profondément gravées dans ma mémoire. Je les repassai lentement, en méditant chaque mot. Mais elles étaient malheureusement trop incomplètes pour me fournir le sens que je cherchais. Toutefois cette conversation de quelques instants m’avait laissé une certitude. Bréhat-Kerguen était un profond scélérat dont ce récent fratricide n’était sans doute pas le premier coup d’essai; de plus, il avait une complice dont il voulait se débarrasser à tout prix… Ici une terrible pensée traversa mon esprit:
«- Il a insisté, me dis-je, pour qu’elle quittât le château sur-le-champ; la malheureuse a refusé. Reculera-t-il devant un crime pour acheter à jamais son silence? Nul ne soupçonne apparemment son existence… L’assassin est assuré de l’impunité… Grand Dieu! il va peut-être la tuer cette nuit!»
«Il va la tuer cette nuit!»
«Concevez-vous quelles angoisses s’emparèrent de moi à cette idée? Dans quelques heures, dans quelques instants peut-être, cet unique et précieux témoignage sera éteint dans le sang!
«Trois heures s’écoulèrent. Malgré tous mes efforts, et bien que j’eusse absorbé une dose considérable d’opium, le sommeil n’était pas encore venu clore ma paupière. Je restais étendu sur mon lit, qui me semblait de feu, et cependant les frissons de la fièvre qui parcouraient mon corps me faisaient grelotter. J’avais les yeux grands ouverts…
«Je tournai lentement la tête vers une grosse montre en argent suspendue au chevet de mon lit: elle marquait deux heures précises du matin.
«Tout à coup, – était-ce une hallucination? – il me sembla entendre dans le long corridor un frôlement léger. Je pensai: C’est sans doute quelque chauve-souris nocturne qui bat les murs du bout de ses ailes… Mais non… le bruit persistait: cela ressemblait à un pas humain.
«Je me levai péniblement, je m’approchai de la porte de ma chambre, et, retenant mon souffle, je prêtai l’oreille. On marchait en effet dans le corridor. Le pas étouffé et extrêmement lent du promeneur nocturne s’approcha peu à peu. Je l’entendis distinctement devant ma porte… puis il s’éloigna.
«Ce bruit, à peine perceptible, avait un rythme et une régularité qui me frappèrent; Bréhat-Kerguen ne marche pas de cette façon; son pas est inégaclass="underline" je vous ai déjà dit qu’il traîne un peu la jambe gauche. Mais, si ce n’était pas le maître du logis qui se promenait à une pareille heure de la nuit, qui pouvait-ce être?
«Dominé par l’ardente curiosité qui s’était emparée de moi, et sans songer aux dangers que mon imprudence pouvait me faire courir, j’ouvris doucement ma porte et entrai dans le corridor.
«À droite, du côté où se trouvait cette chambre mystérieuse dans laquelle j’avais inutilement cherché à pénétrer quelques heures auparavant, tout était sombre et silencieux. Je me tournai alors vers la gauche: voici ce que je vis. Au bout du corridor étroit, une grande ombre noire se détachait sur un fond lumineux. Cette ombre avançait lentement, droite et raide comme un spectre.
«À tout prix, il me fallait éclaircir ce singulier mystère. Depuis le jour où je suis entré au service de M. Bréhat-Kerguen, je porte toujours sur moi, par mesure de précaution, une paire de pistolets de poche. J’armai ces pistolets et je m’avançai, en étouffant le bruit de mes pas, vers l’ombre qui s’éloignait.
«Je marchais assez vite; je ne fus bientôt plus qu’à quelques mètres de l’apparition. Alors je réglai mon pas sur le sien, redoublant de précautions afin qu’elle ne soupçonnât pas ma présence.
«Je ne puis vous exprimer de quelle émotion j’étais saisi au début de cette singulière aventure. Cette ombre, ce spectre errant ainsi dans les sombres corridors de ce vieux château, asile d’un meurtrier, avait je ne sais quel aspect fantastique et surnaturel. N’était-ce pas une de ses victimes qui revenait, terrible et implacable comme le remords, s’asseoir au chevet de l’assassin et torturer son sommeil?