«-Connais-tu dans ce pays un voiturier qui puisse m’y conduire?
«- Comment! vous voulez sortir du château?
«- Oui, le maître m’a donné deux jours de congé et je désirerais voir la ville.
«- Vous voudriez partir tout de suite?
«- Oui.
«- Attendez… Il y a bien le charron qui a un cabriolet et un bon cheval. C’est lui qui conduit M. Kerguen lorsqu’il va par hasard en course. Mais le charron est parti justement hier vers midi pour la ville et il n’est pas encore revenu… Ah! il y a encore le père Claude qui a un cheval pour son moulin… mais, par exemple, il n’a pas de voiture.
«- Peu importe, je prendrai le cheval tout seul.
«- Je vais aller le lui demander, si vous voulez?
«- Non, j’irai avec toi. Demeure-t-il loin, le père Claude?
«- À une petite demi-heure d’ici… tout au commencement du bourg.
«- C’est bien… va m’attendre au bout de l’allée des châtaigniers; je te rejoins dans dix minutes.»
«Cette course à travers la saine campagne bretonne et le gentil babil de mon guide achevèrent de dissiper les dernières traces du malaise qui, la veille, m’accablait si cruellement. Le père Claude ne fit aucune difficulté pour me louer son cheval pendant deux jours. Son moulin ne marchait plus, car la rivière était gelée, et le meunier n’était pas fâché, je crois, de me charger, durant vingt-quatre heures, de la nourriture de sa bête.
«Je me fis désigner exactement la route et le meilleur hôtel de la ville, et, grâce aux jambes de fer de mon cheval, j’arrivai avant trois heures à l’auberge de l’Écu-de-France, situé sur la place de Locnevinen.
«J’ordonnai qu’on me servît à la hâte à déjeuner, car depuis le matin j’étais à jeun; puis je demandai à l’aubergiste de m’indiquer où se trouvait le tribunal de première instance.
«L’amphitryon me montra sur la place un monument de forme carrée, aux murs noircis par le temps.
«- C’est là, me dit-il… Monsieur y verra une belle épée à deux mains qui servait à couper les têtes avant qu’on eût inventé la guillotine.»
«Je remerciai l’aubergiste de ce renseignement historique et je me rendis au tribunal où je demandai à parler au juge d’instruction.
«M. Donneau, juge d’instruction près le tribunal de Locnevinen, est un jeune homme de trente ans à peine. Son regard vif et brillant révèle l’énergie et l’intelligence; ses manières sont pleines de courtoisie. On voit au premier coup d’œil qu’il doit apporter dans le difficile métier qu’il exerce autant de finesse que de décision.
«- Monsieur, lui dis-je sans préambule, en prenant place près de son bureau, vous avez sans doute entendu parler, il y a une dizaine d’années, de crimes audacieux commis à Paris par une bande que commandait un certain Boulet-Rouge?
«- Certainement, monsieur, répondit le jeune magistrat qui parut un peu surpris de ma question. Cette affaire a fait grand bruit autrefois, et j’ai été plus à même que personne d’en connaître les détails, car mon père présidait les débats.»
«Il me dit son nom, et je me rappelai, en effet, que le magistrat qui présidait la session où je fis mes premières armes s’appelait M. Donneau.
«- Alors, monsieur, repris-je, puisque vous connaissez cette affaire, vous devez savoir que le chef qui conduisait ces brigands avec une si prodigieuse habileté a échappé aux poursuites de la police?
«- En effet, on a même cru qu’il avait été tué par sa bande.
«- Eh bien, monsieur, je viens vous apprendre que cet homme existe, et vous offrir de le remettre entre vos mains.»
«Le juge d’instruction me regarda d’un air stupéfait.
«Je commençai alors le récit que vous connaissez, depuis la visite domiciliaire faite dans la nuit du 3 janvier par M. Bienassis dans la chambre de Louis Guérin, jusqu’à la perquisition opérée par moi dans le caveau secret de l’assassin.
«Tandis que je parlais, le magistrat me regardait avec cet air naïvement étonné que prennent les enfants, quand leur grand-mère leur raconte les merveilleux événements d’un conte de fées.
«Quand j’eus achevé de dérouler devant ses yeux le tableau sombre et saisissant de ma lutte contre cet homme, M. Donneau me serra la main avec émotion et m’exprima tout l’intérêt que lui avait procuré mon étrange odyssée.
«Le jeune magistrat ne pouvait dissimuler la joie qu’il ressentait d’entreprendre, au début de sa carrière, une campagne qui promettait d’être couronnée de succès, contre un bandit si célèbre et si redouté.
«Il prévoyait le retentissement qu’allait avoir cette affaire et savourait à l’avance la gloire qui ne pouvait manquer de rejaillir sur son nom.
«- Et vous êtes certain qu’il reviendra demain? me dit-il après un instant de réflexion.
«- C’est exactement le temps qu’il faut pour aller à Rennes et en revenir, et je ne crois pas qu’il s’attarde longtemps en route.
«- Vous connaissez mieux que moi ses habitudes et la disposition du château. Quel plan croyez-vous être le meilleur pour nous emparer de lui sans coup férir?»
«Je lui exposai en quelques mots les dispositions auxquelles je m’étais arrêté après mûres réflexions et qui me semblaient les plus sûres et les plus rapides.
«Il les approuva vivement et me dit qu’il voulait conduire lui-même une entreprise de cette importance.
«Il me reconduisit avec force poignées de main et des félicitations sans nombre, – telles qu’on sait en adresser à un homme auquel on va devoir sa fortune.
«Comme je sortais du cabinet du juge d’instruction, six heures sonnaient à l’antique église de la ville.
«La nuit était tellement noire, qu’on distinguait à peine les portes enfoncées des maisons et leurs toits posés de travers. Je jugeai plus prudent de ne pas retourner à Kerguen ce soir-là. Les chemins étaient mauvais et, par une obscurité si épaisse, je craignais de m’égarer et de tomber dans quelque fondrière.
«Je me rendis donc à l’auberge de l’Écu-de-France et me fis servir à dîner, sans oublier de recommander le cheval du père Claude aux bons soins de l’hôtelier. Ensuite, je m’enfermai dans ma chambre pour vous écrire.
«Je me couchai enfin, car j’étais épuisé de fatigue, et dormis d’un sommeil très agité.
«Ce matin, à huit heures, je trottais de toute la vitesse des petites jambes de mon cheval sur la route de Locnevinen à Kerguen. Près du bourg, je rencontrai Jean-Marie, qui poussa des cris de joie en m’apercevant et souleva dans ses bras sa petite sœur qui l’accompagnait, en lui disant de me souhaiter le bonjour.
«Je descendis de cheval et tirai l’enfant à part.