«Quelque temps après, je l’entendis revenir de chez la morte.
«Il introduisit doucement une clef dans ma serrure, ouvrit ma porte, s’avança jusqu’à mon lit, et je sentis la lumière de sa lanterne sourde glisser sur mes paupières fermées.
«Il marcha quelques instants dans ma chambre et parut y faire une perquisition minutieuse.
«Puis j’entendis la porte se refermer, je jugeai qu’il venait de sortir de chez moi; cependant, quelque attention que j’y prêtasse, il me fut impossible de percevoir le bruit de ses pas dans le corridor.
«Il régnait un silence profond, interrompu seulement par les rafales du vent.
«Je restai encore couché, de peur qu’il ne lui prît la fantaisie de revenir.
«Tout à coup je sentis une main se glisser sous mes couvertures, mon pied droit fut saisi comme dans un étau et au même instant je ressentis au talon une piqûre aiguë. Je jetai un grand cri et m’évanouis.
«Cette défaillance causée par la surprise que j’avais éprouvée, et qu’expliquait l’irritation nerveuse qui s’était emparée de moi depuis deux heures me sauva la vie.
«Car l’assassin, me voyant livide, inanimé, me crut mort et quitta la chambre.
«Lorsque je revins à moi, mon premier mouvement fut de courir à la porte, que je barricadai solidement.
«Puis je regardai la légère blessure que j’avais reçue au talon. Quelques gouttes de sang s’en échappaient, mêlées à une liqueur brune que je reconnus pour l’inoffensif mélange de suie substitué par moi au terrible curare.
«J’armai alors ma paire de pistolets, que je glissai dans ma poche. J’étais bien décidé, si l’assassin revenait, à lui brûler la cervelle, dussé-je ravir à M. Donneau la gloire de prendre vivant ce redoutable bandit.
«Ma montre marquait onze heures. Il y avait déjà une heure que j’avais donné le signal. Le moment approchait où une lutte décisive allait s’engager entre l’assassin et celui dont il croyait avoir fait sa victime. Je frémissais d’impatience; il me semblait que M. Donneau tardait bien à venir.
«J’ouvris ma fenêtre avec des précautions infinies et j’écoutai attentivement si, au milieu du fracas de l’ouragan, je n’entendais pas le signal qui devait m’annoncer la présence du juge d’instruction et de ses acolytes.
«Un quart d’heure s’écoula.
«Enfin, au moment où le vent commençait à mugir avec moins de violence, je crus entendre un sifflement doux et prolongé que je pris d’abord pour le dernier soupir de la tempête.
«Mais ce coup de sifflet se répéta trois ou quatre fois encore avec plus d’intensité. Il venait du côté du jardin où se trouvait le vivier. Le doute n’était plus possible: c’étaient M. Donneau et ses hommes!
«Je tirai un des draps de mon lit et le tordis rapidement, de manière à en faire un câble solide.
«J’attachai ce câble improvisé à la barre de fer de ma fenêtre et je me laissai glisser le long du mur jusqu’à ce que je sentisse à portée de ma main l’une des longues branches du sapin.
«Je me cramponnai à cette branche et j’y attachai solidement, le plus près possible du tronc de l’arbre, l’autre extrémité du drap. J’avais établi de cette façon un pont suspendu entre le sapin et la fenêtre.
«Puis je descendis le long de l’arbre et me dirigeai en toute hâte du côté du mur du jardin.
«À moitié chemin, je fus arrêté par un grognement formidable. C’était Jacquot, qui s’était couché sous un massif d’arbustes et qui, se levant à mon approche, venait me barrer la route.
«J’essayai de lui parler doucement pour le faire taire; mais l’ours était de mauvaise humeur d’avoir été tiré de son sommeil, et il répondit à mes flatteries en se dressant sur ses pieds de derrière et en s’avançant vers moi, pour me serrer dans sa redoutable étreinte.
«Lorsqu’il fut à un demi-mètre de ma poitrine je passai brusquement ma main sur l’épaisse toison de son front et je saisis l’anneau qui traversait son oreille.
«L’ours fit entendre un grognement de colère étouffé, retomba lourdement sur ses quatre pattes et se coucha à terre. Je sus, en ce moment, un gré infini à l’assassin, pour la manière vraiment merveilleuse dont il avait dressé Jacquot.
«Il était devenu plus doux qu’un mouton. Je passai ma ceinture dans l’anneau de son oreille et je l’attachai solidement au pied d’un arbuste.
«Jacquot poussa encore un petit grognement qui ressemblait à un soupir de résignation, et s’étendit tout de son long dans la neige.
«Je m’empressai alors de courir vers le mur du jardin. Quelques pierres s’étaient détachées de leurs alvéoles de ciment, et je pus me hisser jusqu’à la crête du mur.
«- Êtes-vous là? demandai-je doucement.
«- Oui, me répondit une voix que je reconnus pour celle du jeune juge d’instruction. Pouvons-nous entrer?
«- Nous n’avons pas un instant à perdre, venez vite!»
«Au bout d’une minute, le juge d’instruction et les cinq gendarmes qui l’accompagnaient avaient franchi le mur et se trouvaient réunis près du vivier.
«- C’est bien, dis-je, lorsque je les vis au complet. Suivez-moi sans faire de bruit et en vous courbant vers la terre.»
«Nous longeâmes le mur jusqu’à ce que le château se présentât à nous de profil.
«Nous marchâmes alors en ligne droite vers l’angle de la maison qui était le plus rapproché de nous.
«De cette façon, il était impossible qu’on nous aperçût des fenêtres de la façade.
«Puis nous nous glissâmes le long des murailles, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés au pied du grand sapin. Là, nous fîmes halte et nous tînmes conseil à voix basse.
«Il fut convenu que je servirais d’éclaireur à la petite troupe, et je commençai le premier l’ascension, suivi du juge d’instruction et de ses braves gendarmes qui, en vue de cette périlleuse entreprise, avaient ôté leurs sabres et n’avaient gardé que leurs pistolets.
«Nous montâmes très lentement et avec les plus grandes précautions.
«Au moment où j’arrivais à la hauteur du premier étage, en face de la fenêtre de l’assassin, cette fenêtre s’ouvrit brusquement.
«Il apparut en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard, et s’accouda à son balcon en fumant tranquillement sa pipe.
«Son visage n’était pas à un mètre du mien. Je me dissimulai derrière le tronc de l’arbre, dont heureusement les branches étaient très touffues.
«L’orage avait cessé. Un silence solennel succédait au fracas du vent. Si, à ce moment, l’un de nous, vaincu par la fatigue, avait lâché la branche à laquelle il se tenait cramponné, c’en était fait de notre entreprise.