Le prévenu murmura d’une voix brisée:
«Je suis innocent!
– Réfléchissez; demain, peut-être, il sera trop tard; la justice aura découvert ce que vous lui cachez; il ne vous restera plus d’aveux à faire.
– Je suis innocent!
– C’est bon; dès ce moment, je ne vous adresse plus la parole: le juge d’instruction saura ce qu’il devra faire.»
M. Bienassis se tournant alors vers Maximilien Heller:
«Je vous demande pardon, Monsieur, dit-il, de vous avoir fait assister à cette scène…; mais votre témoignage peut nous être précieux, et je vous prie de me dire tout ce que vous savez sur le prévenu. Il a passé huit jours dans cette chambre voisine de la vôtre avant de trouver une place. N’avez-vous jamais aperçu quelque chose de suspect dans sa conduite?
– Ah! c’est pour cela que vous m’avez fait venir?
– Sans doute; on ne demeure pas quelque temps à côté d’un homme sans remarquer ses habitudes, ses fréquentations. A-t-il reçu quelqu’un pendant le court séjour qu’il a fait ici?… N’avez-vous jamais entendu un bruit de voix?… Sortait-il pendant le jour ou dans la soirée?»
Le philosophe se leva sans répondre et s’approcha de Guérin, qu’il considéra quelque temps de son œil calme et profond.
«Vous deviez vous marier, n’est-ce pas? lui dit-il, à votre retour au pays?
– Oui, monsieur, répondit le prévenu en roulant de gros yeux effarés.
– Eh bien! vous pouvez commander votre habit de noce; et vous, continua-t-il de sa voix brève en s’adressant aux agents de police qui le contemplaient bouche béante, veillez bien sur cet homme, car avant deux mois d’ici il sera libre!»
Et se drapant dans sa longue houppelande brune, Maximilien Heller sortit de la chambre avec l’air hautain de don Quichotte défiant les moulins à vent. Je me retournai alors vers le commissaire, qui murmurait en rassemblant rapidement ses papiers:
«C’est étrange! tout cela est véritablement bien étrange…
– Veuillez excuser mon ami, monsieur, dis-je un peu embarrassé; il est souffrant et vous comprenez…
– Votre ami, monsieur, s’expliquera, je l’espère, devant le juge d’instruction, répliqua le commissaire d’un ton de léger dépit; pour moi, ma mission est terminée et je vais remettre mon rapport.»
En achevant ces mots, il sortit accompagné de son escouade d’agents qui entouraient le prévenu.
Le bruit de leurs pas s’éteignit peu à peu dans l’escalier, et tout rentra dans le silence.
Je me hâtai de rejoindre Maximilien Heller.
Je le trouvai assis dans son fauteuil, en train de tisonner, avec les pincettes, le feu qui mourait.
«Eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout ceci?»
Il haussa les épaules.
«Lesurques et Calas vont avoir un compagnon dans le martyrologe [1] de la justice humaine, répondit-il tranquillement.
– Vous croyez que cet homme est innocent?
– Oui, je crois… mais, après tout, qu’importe?»
Il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. Malgré cette indifférence apparente, il était facile de voir qu’il ressentait une singulière émotion. Ses mains, agitées par un tremblement continuel, glissaient et remontaient fiévreusement le long des bras du fauteuil.
Évidemment sa pensée travaillait avec activité; son imagination ardente était encore pleine du triste spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux.
«Savez-vous bien, fis-je en souriant, que votre conduite a dû laisser quelque soupçon dans l’esprit de ce digne commissaire? En refusant votre témoignage, ne craignez-vous pas de passer pour complice? À une autre époque, il aurait suffi d’un trait semblable pour vous faire pendre.
– Oui, mais vous savez aussi qu’à une autre époque un trop célèbre policier demandait quatre lignes de la main d’un homme pour le faire condamner. Ceci peut vous expliquer mon silence.»
En ce moment, les douze coups de minuit sonnèrent à l’horloge de Saint-Roch.
«Vous êtes fatigué, dis-je à Maximilien, je vais vous laisser reposer.
– En effet, je me sens ce soir plus faible que de coutume, je vais me jeter sur mon lit et prendre un peu d’opium pour tâcher de dormir, j’en ai grand besoin.»
Au moment où je pris congé de lui, il me dit avec une remarquable insistance:
«Venez demain de bonne heure, je vous attendrai; il faut que je vous parle. Vous viendrez, n’est-ce pas?
– Je vous le promets.»
Puis je lui serrai la main et le quittai, encore tout ému de ce que je venais de voir durant le cours de cette soirée.
En sortant de chez M. Maximilien Heller, j’achetai un journal du soir et lus ce qui suit aux Faits Divers:
«Un événement mystérieux vient de jeter la consternation dans le quartier du Luxembourg. M. Bréhat-Lenoir, célèbre banquier qui s’était retiré du monde de la finance il y a quelques années, après avoir amassé une immense fortune, a été trouvé mort dans son lit avant-hier matin. On crut d’abord à une attaque d’apoplexie. M. Bréhat-Lenoir était d’un embonpoint excessif et menait la vie la plus sédentaire: mais on se convainquit bientôt que la mort du célèbre millionnaire était le résultat d’un crime. M. Castille, neveu du défunt, remarqua que le secrétaire de M. Bréhat-Lenoir avait été forcé et les papiers bouleversés. Un verre était placé sur une table voisine et dans les quelques gouttes de liqueur que contenait ce verre, l’analyse chimique trouva des traces d’arsenic. Le défunt ne laisse pas de dispositions dernières. Sa fortune colossale revient donc tout entière à son frère, M. Bréhat-Kerguen.» Et plus loin on lisait ceci:
«Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, que la justice a découvert l’assassin de M. Bréhat-Lenoir. C’est, dit-on, un domestique nommé Guérin, que le défunt avait à son service depuis huit jours à peine. Guidé par la plus basse cupidité, ce misérable a empoisonné son maître. Il prétendit que les rats faisaient invasion dans sa chambre et acheta de l’arsenic. Il versa sans doute ce poison dans le breuvage que M. Bréhat-Lenoir avait l’habitude de prendre tous les soirs. La fable était tellement grossière, que, malgré les protestations d’innocence du coupable, et l’idiotisme qu’il essaya, paraît-il, de feindre, un mandat d’arrêt a été lancé contre lui. Il est en ce moment entre les mains de la justice. Ainsi se trouve réduit à une simple affaire de vol un crime qui semblait annoncer d’étranges péripéties et de curieux détails. – On n’a pas encore trouvé le testament.»
CHAPITRE III LE SINGULIER DOCTEUR WICKSON