Le lendemain vers dix heures, je reçus la visite de mon savant maître, M. le docteur B… Il avait l’air soucieux et préoccupé.
«Avez-vous entendu parler de cette affaire Bréhat-Lenoir?» me demanda-t-il après quelques moments d’entretien, et en me regardant à travers ses lunettes.
Je lui montrai le journal que j’avais acheté la veille.
«Je n’en connais que ce que cette feuille m’a appris, répondis-je.
– Ah! mais…, savez-vous que c’est très grave, et surtout très mystérieux. J’ai été appelé hier soir pour faire l’autopsie du corps. Après de longues et patientes recherches, croiriez-vous que je n’y ai pas trouvé un atome d’arsenic?
– Voilà qui va singulièrement dérouter la justice.
– Je crois qu’elle a du moins été fort surprise, et peu flattée de voir son système renversé du premier coup. Mais elle ne se tient pas pour battue. Je reçois ce matin cette lettre du juge d’instruction à qui j’avais envoyé mon rapport fort avant dans la soirée. Il me prie de recommencer aujourd’hui l’expertise.
– À quoi bon?
– Je n’en sais rien. Mais voici le plus curieux: savez-vous qui ils veulent m’opposer dans cette discussion?
– Qui donc?
– Le docteur Wickson!
– Comment! cet intrigant personnage qui fit tant de bruit il y a dix ans, à Paris, avec ses poudres impalpables?
– Lui-même.
– Celui que vous avez si énergiquement combattu, cher maître, au nom de la vraie science?
– Oui; l’Académie m’a donné raison, mais l’opinion publique m’a donné tort et s’est passionnée pour la médecine indienne. Bref, cet homme est à Paris; par quel hasard? je n’en sais rien. Je le croyais mort et enterré. Il est plus à la mode que jamais, et la justice, comme vous le voyez, ne craint pas de s’aider de sa prétendue science. Si ce juge avait eu un peu plus de mémoire, il ne m’aurait pas mis ainsi dans la nécessité de discuter avec un homme que j’ai si vivement combattu jadis. Vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il m’est impossible d’aller à cette expertise, et j’ai compté sur vous pour me remplacer. Je sais que vous avez fait un travail approfondi sur la matière des poisons et que vous êtes aussi compétent que moi-même.»
Je m’inclinai devant cette flatterie un peu intéressée de l’excellent homme.
«Ainsi c’est convenu… Vous aurez l’obligeance de vous présenter, à une heure, rue Cassette, n° 102.
– C’est la demeure du défunt?
– Voici une lettre que j’adresse au juge d’instruction, et dans laquelle j’invoque un prétexte quelconque pour manquer au rendez-vous. Vous la lui remettrez.»
Le docteur B… se leva, et, me serrant la main avec une certaine émotion:
«Allons, mon cher enfant, me dit-il, tâchez de convaincre les magistrats, et ne vous laissez surtout pas démonter par l’aplomb de Wickson. Songez que notre vieil honneur professionnel est entre vos mains; défendez-le contre l’ignorance et le charlatanisme. N’oubliez pas de m’apprendre, aussitôt l’expertise finie, le résultat de la discussion.»
La voix du docteur B… tremblait un peu, tandis qu’il m’adressait ces paroles. Son œil noir et vif brillait d’un éclat qui témoignait de tout l’intérêt que mon vieux professeur portait à la lutte que j’allais engager. Wickson était le seul homme au monde pour lequel l’excellent docteur B… ressentît de la haine.
Je promis à M. B… que je ferais tous mes efforts pour assurer le triomphe de son opinion et maintenir dans tout leur éclat les principes de la vraie science.
Une heure après, j’étais chez M. Maximilien Heller.
Le philosophe me sembla plus calme que la veille; la fièvre avait presque entièrement disparu.
«Je vais mieux ce matin, me dit-il; votre compagnie m’a été hier d’un grand soulagement. Il y a des moments, bien rares, où la solitude me fait mal. Et j’étais poursuivi hier par un souvenir, un anniversaire… terrible… Enfin passons. Avez-vous quelques détails sur cette affaire mystérieuse? J’y ai pensé toute la nuit. Évidemment, cet homme n’est pas coupable.»
Je lui remis le numéro du journal, et il le lut avec grande attention, puis murmura:
«Je voudrais bien savoir le dernier mot de cette histoire.
– Je puis, si vous le désirez, vous introduire dans la maison où a eu lieu le crime, et vous faire assister à l’autopsie.
– Vraiment? s’écria le philosophe en me regardant avec surprise; et comment cela, je vous prie?»
Je lui racontai la courte entrevue que je venais d’avoir avec M. B…, et lui dis le rôle que j’avais accepté.
«Eh bien, je vous accompagnerai! dit Maximilien Heller d’un ton résolu; il faut que je sache tout ce que cela signifie. Voilà la première fois depuis deux ans que je sors de cette chambre. Il me semble que j’entre dans une vie nouvelle. Que diriez-vous si j’arrachais cet homme à l’échafaud? Ce serait curieux, n’est-ce pas? je deviendrais philanthrope! Mais non, ce n’est pas par amour de l’humanité que j’agis ainsi, c’est au contraire pour prouver à la société tout le vice de son organisation, puisque sans moi, et si les choses suivaient leur cours naturel, un innocent mourrait, condamné par la sentence des hommes.»
Je ne pus m’empêcher de sourire.
«Êtes-vous donc sûr que Guérin n’est pas coupable?
– Oui.
– Vous vous faites fort de démontrer son innocence?
– Oui.
– Et de trouver le véritable auteur du crime?
– Oui.»
Il arpentait la mansarde à grands pas, comme un lion impatient de briser les grilles de sa cage.
«Oui, dit-il avec exaltation, je veux reparaître au grand jour! Oui, je rentre aujourd’hui dans ce monde dont je m’étais volontairement exilé! Il y a là un mystère que je veux percer, des ténèbres que je veux sonder. J’ai résolu les plus difficiles problèmes sociaux; pourquoi ne résoudrais-je pas de même celui-là? Je veux, le jour où les hommes dresseront l’échafaud de ce malheureux, me présenter devant eux, traînant à mes pieds le vrai coupable, le jeter en pâture au bourreau et reprendre l’innocent. Mais ne croyez pas que je m’intéresse à cet homme. Que m’importe qu’il soit tué ou non?»
Maximilien était transfigure. Son visage creusé et pâli par une longue souffrance s’était éclairé d’une flamme surnaturelle; ses membres alanguis par la fièvre avaient repris toute leur vigueur. Ses gestes étaient fermes, sa belle tête se relevait fièrement.
Je me souviens encore, après tant d’années écoulées, de la vive impression que firent alors sur moi la voix et l’attitude de Maximilien Heller. J’éprouvai d’abord une sorte de surprise inquiète. Je craignis, je l’avoue, que cette emphase, ce ton prophétique ne fussent comme le signe précurseur de quelque dérangement cérébral dont j’avais cru surprendre, à plusieurs reprises, les premiers symptômes chez M. Heller. Je pris sa main: elle était froide; son pouls battait régulièrement. Mes yeux rencontrèrent les siens. Leur expression calme et résolue me frappa. Je ne puis dire quel sentiment de bonheur, de gratitude envers la Providence envahit alors mon cœur. La vérité venait de m’apparaître; je l’avais lue dans le clair et limpide regard de Maximilien. Je souris en pensant à l’amertume un peu forcée qu’il avait cru devoir mettre dans ses paroles. Pauvre philosophe! en vain essayait-il de s’abuser encore sur ses véritables sentiments! Non, ce n’était pas une haine implacable contre la société et ses lois qui lui inspirait cette résolution si belle et si généreuse. Mais Dieu venait de jeter sur sa route un malheureux à consoler, un innocent à arracher au bourreau, et le cœur de Maximilien s’était attendri de pitié en face de cet infortuné sur lequel la justice des hommes allait s’appesantir. Un intérêt noble, élevé, puissant, donnait maintenant à sa vie une direction et un but. C’était comme un lien fort et mystérieux qui le rattachait à ce monde dont il s’était brusquement séparé, en un jour d’orgueil, de douleur peut-être…