– Ah! il est ici?
– Il vient de passer à l’instant sous ces fenêtres; vous avez dû l’apercevoir.»
Le philosophe murmura quelques mots inintelligibles.
«Oui, continua l’intendant, il est arrivé ce matin. Qui l’avait prévenu? Je n’en sais rien. Il a l’air d’une bête sauvage et ne m’a adressé que quatre mots pour me dire qu’il ne pourrait pas assister à l’autopsie, que cela lui ferait trop de mal, etc., et il est parti.
– Il y a donc une porte de sortie dans ce jardin?
– Oui, sur la rue de Vaugirard, près de l’hôtel du Renard-Bleu.
– Or donc, pour finir, tout le monde se figurait que, vu la haine qu’il portait à son frère, mon maître le déshériterait. Jugez donc! un homme qui ressemble plus à un loup qu’à une créature humaine; un homme qui a épousé sa servante!… M. Castille, neveu de M. Bréhat-Lenoir, comptait bien empocher la succession… Mais croiriez-vous qu’on a eu beau faire venir le juge de paix, remuer les paperasses du défunt, fouiller son secrétaire, on n’a pas trouvé la moindre trace des dispositions dernières de mon maître? De sorte que ses millions vont à ce vieux fou de Bréhat-Kerguen! Et moi qui ai servi monsieur avec tant de zèle pendant vingt ans, qui n’ai fait que quelques pauvres économies… vous comprenez…»
Maximilien l’interrompit:
«Est-ce qu’on a mis les scellés à la chambre de votre maître?
– Oui, pardine! et j’en ai été établi le gardien, ce qui me cause quelques inquiétudes, car, enfin… la responsabilité… vous savez… Ah! il fallait entendre, ce matin, le juron qu’a poussé ce sanglier de Bréhat-Kerguen en apprenant que les scellés étaient mis à la chambre de son frère!
– Vraiment! fit Maximilien.
– Ah! bon Dieu! quel juron! et pour calmer sa colère il a été s’enfermer dans sa chambre en grommelant.»
On entendit dans la rue le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte cochère.
«Voici la justice!» fit l’intendant.
Maximilien m’adressa un signe que je compris.
«Monsieur l’intendant, dis-je au petit homme que ce titre flattait visiblement, voudriez-vous nous indiquer où se trouve la chambre dans laquelle a lieu l’expertise?
– Au premier, à droite, au fond du couloir!» me répondit-il précipitamment.
Et il s’élança vers la porte en entendant le coup de sonnette retentissant qui venait d’ébranler les vieilles murailles.
Nous montâmes rapidement le grand escalier de bois et entrâmes dans un cabinet dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Le corps était étendu sur une table en bois blanc et enveloppé dans un drap.
Au fond de ce cabinet était la porte couverte de scellés qui communiquait avec la chambre du défunt.
Maximilien Heller se cacha derrière un des grands rideaux de la fenêtre: il pouvait ainsi tout voir sans être vu. Au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit et le procureur du roi, le juge d’instruction et son greffier firent leur apparition.
Le petit intendant les introduisit dans le cabinet avec un sourire agréable qui se changea en une grimace de stupéfaction quand il vit que j’étais seul dans la pièce.
Mais le procureur du roi lui ayant fait, avec une dignité toute magistrale, un signe impérieux de se retirer, il obéit sur-le-champ et sans me demander l’explication de la disparition de Maximilien, explication que j’avais de bonnes raisons de redouter.
Je saluai ces messieurs et leur remis la lettre où M. B… s’excusait de ne pouvoir assister à l’expertise.
«Ah! sacrebleu! s’écria le juge d’instruction en se fourrant précipitamment une prise de tabac dans le nez… j’avais oublié que M. Wickson n’était pas précisément dans les papiers de M. B… Que voulez-vous? c’est si vieux!… et j’ai tant d’affaires dans la tête! Veuillez m’excuser, Monsieur, auprès de votre digne maître, quoique cependant je ne doive pas trop me repentir de cette faute, puisqu’elle me procure le plaisir de faire votre connaissance.»
Il m’adressa un aimable sourire en disant ces mots.
Le procureur du roi, grand personnage au visage austère et pâle, encadré de favoris noirs, à la main aristocratique, au maintien glacial, examinait gravement les dispositions prises la veille par M. B…
Le corps était ouvert suivant toutes les règles de l’art, et les intestins et viscères du défunt étaient placés dans des bocaux séparés.
«Eh mais! je n’ai pas déjeuné! s’écria tout à coup le juge d’instruction de sa voix retentissante: il serait bientôt temps que ce docteur Wickson arrivât! Nous sommes ici pour son bon plaisir et je trouve étrange qu’il nous fasse attendre. D’autant plus…»
Un coup de sonnette interrompit le digne magistrat.
«Le voici!…» dit-il en baissant la voix.
Le procureur du roi redressa sa haute taille, le juge d’instruction remonta son faux col. Quant à moi, je me sentais ému comme un conscrit qui va au feu. Pour me donner du cœur, je pensai à mon vieux maître qui avait placé en moi toute sa confiance, et qui devait, à cette heure, attendre avec tant d’impatience le résultat de cette expertise.
Un silence profond régnait dans le cabinet. Pas un mot ne fut échangé entre nous, jusqu’au moment où M. Prosper, ouvrant la porte, annonça de sa voix grêle:
«Monsieur le docteur Wickson!»
Un homme d’environ cinquante ans, à la stature herculéenne, au teint rouge, aux cheveux blond ardent, s’avança vers nous et nous dit avec un léger accent britannique:
«Je vous demande mille pardons, Messieurs, de m’être fait attendre si longtemps au rendez-vous que je vous ai donné. Mais, au moment de sortir de chez moi, j’ai été appelé auprès d’un homme qui se mourait…
– Et que vous avez sauvé, sans doute? fit le juge d’instruction qui liait vite connaissance.
– Précisément, répondit l’Anglais avec un flegme imperturbable, je l’ai sauvé.»
Il promena, en disant ces mots, un regard autour de lui et parut surpris de ne pas apercevoir M. B…
«Mais, dit-il, je ne vois pas cet honorable médecin qui doit me faire l’honneur de discuter mon opinion?»
Je lui dis le motif que M. B… avait prétexté pour ne pas se trouver au rendez-vous. Il sourit imperceptiblement.
«Vous voudrez bien m’excuser, Monsieur, me dit-il en pesant sur les mots, auprès de M. B… pour l’outrecuidance que j’ai à venir contester des expériences qu’il a faites avec tant de soin et de science. Mais j’ai profondément étudié cette matière des poisons, surtout des poisons arsenicaux. Voilà pourquoi j’ai proposé à la justice une seconde enquête. Mon plus cher désir, croyez-le bien, est de trouver mes conclusions conformes à celles de votre savant et respectable maître.»