Mais la prose allait mieux que les vers au chantre des Martyrs. À peu de temps de là, il écrivait à sa jeune nièce cette charmante lettre:
Oui, ma chère nièce, je ferai tout ce que vous voudrez cette année, et si vous y mettez un peu de soin, je suis assez vieux pour radoter de vous toute ma vie. Il y a toutefois une condition à notre traité: c’est que vous rendrez Louis heureux. Plusieurs dames de Chateaubriand ont été célèbres de diverses manières. L’une mourut de joie en revoyant son mari qu’on avait cru tué par les Sarrasins en Terre-Sainte; l’autre séduisit le cœur d’un grand roi; une troisième fut mère ou aïeule de ce duc de Montausier, si connu par l’austérité de ses vertus. Vous êtes belle comme cette haute dame qui charma le cœur de François Ier; vous serez sage comme la femme du chevalier de Palestine et comme la mère de Montausier. Voilà un petit conte qui sent tout à fait son oncle, et qui vous annonce tout ce que vous aurez à souffrir. Songez que je suis le plus proche parent de Louis; il n’a point de père, je n’ai point d’enfant, vous ne pouvez éviter d’être ma fille.
Le comte Louis de Chateaubriand embrassa la carrière militaire et fit, en qualité de colonel au 4e chasseurs, la campagne d’Espagne en 1823. Le 23 décembre de cette même année, une ordonnance du roi Louis XVIII l’institua héritier présomptif de la pairie de son oncle, l’auteur du Génie du christianisme. En 1830, après avoir suivi jusqu’à Cherbourg Charles X partant pour l’exil, il quitta l’armée, en même temps que son oncle se retirait de la Chambre des pairs. Lors des journées de juin 1848, il se montra un des plus énergiques volontaires de l’ordre, au service duquel il mit son épée. Peu de jours après, le 18 juillet, il avait l’honneur, comme chef de la famille, de ramener à Saint-Malo le cercueil de Chateaubriand. En 1870, à quatre-vingts ans, il s’enferma dans Paris et se fit inscrire au nombre des défenseurs de la capitale assiégée. Il mourût au château de Malesherbes le 14 octobre 1873, survivant de peu à sa femme, morte le 27 septembre précédent. Selon le mot de son oncle, le comte Louis de Chateaubriand avait fait de l’honneur l’idole de sa vie.
Il avait eu un fils et cinq filles, dont Anne-Louise (baronne de Baudry), Louise-Françoise (marquise d’Espeuilles), Marie-Antoinette-Clémentine (comtesse de Beaufort) et Marie-Adélaïde-Louise-Henriette (baronne de Carayon-Latour). – Son fils, Marie-Christian-Camille-Geoffroy, né le 25 janvier 1828, mort au château de Combourg le 8 novembre 1889, n’a laissé que deux filles: Marie-Louise-Mélanie, née en 1858 d’un premier mariage avec Joséphine-Marie-Mélanie Rogniat, qui a épousé en 1881 Gérard-Louis-Marie, comte de la Tour du Pin; et Georgette-Marie-Sybille, née en 1876 d’un second mariage avec Françoise-Marie-Antoinette Bernou de Rochetaillée.
Le château et le parc de Combourg appartiennent aujourd’hui, pour la nue-propriété, à Mlle Sybille de Chateaubriand, et, pour l’usufruit, à sa mère, Mme la comtesse Geoffroy de Chateaubriand.
Christian-Antoine de Chateaubriand, frère cadet du comte Louis, était né à Paris le 21 avril 1791, Chevau-léger garde du Roi le 1er mai 1814, il suivit Louis XVIII à Gand. Lieutenant en second de la garde royale le 10 octobre 1815, il fut breveté capitaine le 1er juillet 1818 et fit la campagne d’Espagne en 1823. Démissionnaire le 5 mars 1824, il entra dans la compagnie de Jésus à Rome le 30 avril de la même année. Il est mort dans la maison de Chieri le 27 mai 1843. D’une lettre qu’a bien voulu m’écrire un des Pères de la Compagnie, j’extrais ces lignes: «Le P. Christian de Chateaubriand jouit parmi nous d’une réputation de grande vertu. Il s’était exilé en Italie pour un motif d’humilité.»
IV
Le comte René de Chateaubriand, armateur
Le père de Chateaubriand – comme on l’a vu dans le texte des Mémoires – ne pouvait compter que sur un chétif avoir. Tout au plus devait-il lui échoir, à la mort de sa mère, une rente de quelques centaines de livres. Au retour de Dantzick, il passa aux îles d’Amérique avec son frère, M. de Chateaubriand du Plessis, afin d’y chercher fortune. Il en revint avec un pécule modeste encore, mais qu’il saura faire fructifier.
Marié en 1755 et retenu au port par ses devoirs de chef de famille, puisqu’il ne peut plus être marin, il sera armateur. Aussi bien, le commerce de mer ne déroge pas, surtout en Bretagne, surtout à Saint-Malo. En 1757, le navire la Villegenie, armé par MM. Petel et Leyritz, était en partance pour Saint-Domingue. René de Chateaubriand y prit un grand nombre d’actions. Le fort intérêt qu’elles représentaient lui permit d’obtenir pour son frère, M. du Plessis, le commandement du navire. On était alors au début de la guerre de Sept-Ans. Au péril de mer se venait donc ajouter le péril de guerre; mais, en cas d’heureuse issue du voyage, les bénéfices étaient considérables. Malgré les nombreux vaisseaux de guerre anglais qui couvraient les mers, le Villegenie effectua avec succès sa double traversée. Son retour en France avait lieu au lendemain de l’expédition du duc de Marlborough qui, au mois de juin 1758, avait incendié dans le port même de Saint-Malo plus de soixante navires de commerce, parmi lesquels plusieurs étaient richement chargés. Cette première opération fut donc pour M. de Chateaubriand un vrai coup de fortune.
Encouragé par ce succès, il n’hésita pas en 1759, à armer le même navire pour son compte et à son risque exclusif. Commandée, comme la première fois, par M. du Plessis, cette seconde expédition, aussi heureuse que la précédente, fut plus fructueuse encore.
En janvier 1760, la guerre durant toujours, René de Chateaubriand arma trois corsaires: le Vautour, l’Amaranthe et la Villegenie, ce dernier toujours commandé par son frère. Après avoir pris aux Anglais quelques navires marchands, la Villegenie fut capturée par le vaisseau de guerre l’Antilope; mais au tour que venaient de lui jouer les Anglais, M. de Chateaubriand répondit en vrai Malouin: il arma deux nouveaux corsaires, le Jean-Baptiste – qui portait le nom de son fils aîné – et la Providence.
Le traité de Paris (10 février 1763) ayant mis fin aux hostilités entre la France et l’Angleterre, la paix donna un nouveau développement aux opérations commerciales de M. de Chateaubriand. Outre le Jean-Baptiste, il arma pour Terre-Neuve le Paquet d’Afrique, l’Apolline (du nom de sa femme) et l’Amaranthe. Ce fut à bord de ce dernier navire que son frère reprit la navigation. En 1764, le Jean-Baptiste partit pour Saint-Domingue, et l’Amaranthe pour les côtes de Guinée, pendant que l’Apolline et le Paquet d’Afrique retournaient à Terre-Neuve. Il continua ses entreprises d’armement jusqu’en 1772; à partir de cette époque, il se retira peu à peu des affaires. En 1775, il ne mit plus en mer qu’un seul navire, le Saint-René, qu’il expédia à l’île de France et à l’île Bourbon sous le commandement de M. Benoît Giron. Le voyage du Saint-René mit fin à la carrière commerciale de M. de Chateaubriand[516]. Son but était atteint. La fortune de la famille était relevée. Le 3 mai 1761, il avait pu acquérir de très haut et très puissant seigneur Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de Duras, et de très haute et très puissante dame Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, duchesse de Duras, le château et la terre de Combourg, qui avait été le principal domaine de ses ancêtres. Sur l’acte de baptême de sa fille Julie-Marie-Agathe (la future comtesse de Farcy), le 2 septembre 1763, il put signer: René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg. Le petit cadet de Bretagne, qui avait eu pour tout héritage une rente de 416 livres, était, lorsqu’il mourut, en 1786, comte de Combourg, baron d’Aubigné, seigneur de Gaugres, du Plessis-l’Épine, du Boulet, de Malestroit-en-Dol et autres lieux.
[516]
Charles Cunat.