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Je ne sais, monsieur, si ce petit incident inaperçu dans un drame admirable, par une distraction bien naturelle à M. de Chateaubriand, n’aura pas été omis des Mémoires, dont il est si fort question, en ce moment, dans le monde; mais il m’a semblé que c’était surtout à vous qu’il appartenait de réparer cet oubli. Quel parti, si vous le voulez bien, ne saurez-vous pas tirer de tout ce que cette anecdote renferme, à mon gré, de touchant!

Pour mon compte, je serais trop heureux si en la voyant figurer dans le prochain article que nous attendons de vous, j’avais, en la tirant de l’oubli, témoigné à l’homme illustre qui en est l’objet combien la reconnaissance que sa conduite envers moi m’a inspirée, est plus vive aux jours de ce que le monde appelle son infortune, qu’alors qu’il était assis parmi les puissants de la terre!

Recevez, monsieur, l’assurance de mon dévouement et de mes sentiments tout particuliers.

A. Billing.

XI.

Francis Tulloch

Il y a de tout dans l’Essai sur les Révolutions, «cette tour de Babel», comme l’appelle quelque part Chateaubriand[523]. Les Trente Tyrans d’Athènes y coudoient les membres du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Critias y donne la main à Marat, et Tallien y donne la réplique à Théramènes. Aux massacres d’Eleusine répondent les massacres de Septembre. La campagne de 1792 fait suite à la campagne de l’an III de la soixante-douzième olympiade, et la campagne de 1794 est comme un décalque de la campagne de l’an 479 avant notre ère. Voici pêle-mêle la bataille de Marathon et celle de Jemmapes, le combat de Salamine et celui de Maubeuge, la victoire de Platée et la victoire de Fleurus. Voici, accouplés à tout bout de champ, Miltiade et Dumouriez, Mardonius et le prince de Cobourg, Darius et l’empereur Léopold, Agis et Louis XVI, Pisistrate et Robespierre, Lycurque et Saint-Just, le second chant de Tyrtée et l’Hymne des Marseillais, Épiménide et M. de Flins! Au milieu de ce chaos, traversé par des éclairs de génie, il y a des pages de Mémoires; l’une d’elles est relative à ce Francis Tulloch, que Chateaubriand rencontra sur le navire qui le transportait en Amérique. Cette page, qui confirme d’ailleurs pleinement le récit des Mémoires d’Outre-tombe, est des plus intéressantes, et il me semble bien qu’elle a ici sa place marquée. Racontant, au chapitre LIV de sa seconde partie, son voyage aux Açores, Chateaubriand s’exprime en ces termes:

Manquant d’eau et de provisions fraîches, et nous trouvant au printemps de 1791 par la hauteur des Açores, il fut résolu que nous y relâcherions. Dans le vaisseau sur lequel je passais alors en Amérique, il y avait plusieurs prêtres français qui émigraient à Baltimore, sous la conduite du supérieur de St…, M. N… (l’abbé Nagot). Parmi ces prêtres se trouvaient quelques étrangers, en particulier M. T… (Francis Tulloch), jeune Anglais d’une excellente famille, qui s’était nouvellement converti à la religion romaine.

Et ici, en note, vient l’histoire du jeune Anglais et de ses relations avec le futur auteur du Génie du christianisme, qui, passionnément épris, à cette date, des idées philosophiques de Rousseau, cherche à le mettre en garde contre «les prêtres» et s’efforce de le détacher de «la religion romaine». L’épisode est curieux. On va le lire:

L’histoire de ce jeune homme est trop singulière pour n’être pas racontée, surtout écrivant en Angleterre, où elle peut intéresser plusieurs. J’invite le lecteur à la parcourir avant de continuer la lecture du chapitre.

M. T… était né d’une mère écossaise et d’un père anglais, ministre, je crois, de W. (quoique j’aie fait en vain des démarches pour trouver celui-ci, et que je puis d’ailleurs avoir oublié les vrais noms). Il servait dans l’artillerie, où son mérite l’eût sans doute bientôt fait distinguer. Peintre, musicien, mathématicien, parlant plusieurs langues, il réunissait aux avantages d’une taille élevée et d’une figure charmante les talents utiles et ceux qui nous font rechercher de la société.

M. N…, supérieur de Saint…, étant venu à Londres, je crois, en 1790, pour ses affaires, fit la connaissance de T… À l’esprit rusé d’un vieux prêtre, M. N… joignait cette chaleur d’âme qui fait aisément des prosélytes parmi des hommes d’une imagination aussi vive que celle de T… Il fut donc résolu que celui-ci passerait à Paris, renverrait de là sa commission au duc de Richmond, embrasserait la religion romaine, et, entrant dans les ordres, suivrait M. N… en Amérique. La chose fut exécutée; et T…, en dépit des lettres de sa mère, qui lui tiraient des larmes, s’embarqua pour le Nouveau-Monde.

Un de ces hasards qui décident de notre destinée m’amena sur le même vaisseau où se trouvait ce jeune homme. Je ne fus pas longtemps sans découvrir cette âme, si mal assortie avec celles qui l’environnaient; et j’avoue que je ne pouvais cesser de m’étonner de la chance singulière qui jetait un Anglais, riche et bien né, parmi une troupe de prêtres catholiques. T…, de son côté, s’aperçut que je l’entendais; il me recherchait, mais il craignait M. N…, qui marquait de moi une juste défiance, et redoutait une trop grande intimité entre moi et son disciple.

Cependant notre voyage se prolongeait, et nous n’avions pu encore nous ouvrir l’un à l’autre. Une nuit, enfin, nous restâmes seuls sur le gaillard, et T… me conta son histoire. Je lui représentai que, s’il croyait la religion romaine meilleure que la protestante, je n’avais rien à dire à cet égard; mais que d’abandonner sa patrie, sa famille, sa fortune, pour aller courir à l’autre bout du monde avec un séminaire de prêtres, me paraissait une insigne folie dont il se repentirait amèrement. Je l’engageai à rompre avec M. N…: comme il lui avait confié son argent, et qu’il craignait de ne pouvoir le ravoir, je lui dis que nous partagerions ma bourse; que mon dessein était de voyager chez les sauvages aussitôt que j’aurais remis mes lettres de recommandation au général Washington; que, s’il voulait m’accompagner dans cette intéressante caravane, nous reviendrons ensemble en Europe; que je passerais par amitié pour lui en Angleterre, et que j’aurais le plaisir de le ramener moi-même au sein de sa famille. Je me chargeai en même temps d’écrire à sa mère, et de lui annoncer cette heureuse nouvelle. T….. me promit tout, et nous nous liâmes d’une tendre amitié.

T… était comme moi, épris de la nature. Nous passions les nuits entières à causer sur le pont, lorsque tout dormait dans le vaisseau, qu’il ne restait plus que quelques matelots de quart; que, toutes les voiles étant pliées, nous roulions au gré d’une lame sourde et lente, tandis qu’une mer immense s’étendait autour de nous dans les ombres, et répétait l’illumination magnifique d’un ciel chargé d’étoiles. Nos conversations alors n’étaient peut-être pas tout à fait indignes du grand spectacle que nous avions sous les yeux; et il nous échappait de ces pensées qu’on aurait honte d’énoncer dans la société, mais qu’on serait trop heureux de pouvoir saisir et écrire. Ce fut dans une de ces belles nuits, qu’étant à environ cinquante lieues des côtes de la Virginie, et cinglant sous une légère brise de l’ouest, qui nous apportait l’odeur aromatique de la terre, il composa, pour une romance française, un air qui exhalait le sentiment entier de la scène qui l’inspira. J’ai conservé ce morceau précieux, et lorsqu’il m’arrive de le répéter dans les circonstances présentes, il fait naître en moi des émotions que peu de gens pourraient comprendre.

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[523]

Dans la préface de l’édition de 1823.