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Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux: ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j’ai à parler du temps de mes misères, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j’y songeasse, par l’inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m’ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l’écueil de mon naufrage.

J’ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle, je désirerais pouvoir ressusciter à l’heure des fantômes pour en corriger les épreuves: les morts vont vite.

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes: les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives; les secondes, au bas des pages, sont de l’époque même du texte; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie dans le sein de ma mère: il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m’ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire; je n’ai pu me rendre à leur vœu. D’abord, je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique; ensuite, j’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil. L’ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice; il m’en coûterait d’étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe et que l’on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si Minos jugeait que j’ai assez souffert dans ce monde pour être au moins dans l’autre une Ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Élysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre; la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux.

AVANT-PROPOS

Paris, 14 avril 1846.
Revu le 28 juillet 1846.

Sicut nubes… quasi naves… velut umbra

(Job.)

Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin, comme à mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce ou plutôt de rigueur, je vais m’expliquer.

Le 4 septembre prochain j’aurai atteint ma soixante-dix-huitième année: il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne regrette pas.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cet avant-propos suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrières.

La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge, m’a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été obligé d’hypothéquer ma tombe; mais je devais ce dernier sacrifice à mes serments et à l’unité de ma conduite. Par un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces Mémoires comme des confidents dont je ne m’aurais pas voulu séparer; mon dessein était de les laisser à Mme de Chateaubriand; elle les eût fait connaître à sa volonté, ou les aurait supprimés, ce que je désirerais plus que jamais aujourd’hui.

Ah! si, avant de quitter la terre, j’avais pu trouver quelqu’un d’assez riche, d’assez confiant pour racheter les actions de la Société, et n’étant, pas comme cette Société, dans la nécessité de mettre l’ouvrage sous presse sitôt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherché à m’être utiles; mais enfin les actions se seront peut-être vendues, elles auront été transmises à des tiers que je ne connais pas, et dont les affaires de famille doivent passer en première ligne; à ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunité, du moins un dommage. Enfin, si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années.

Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres: il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau: mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue.

J’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort: les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage.

On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. Si j’ai assez souffert en ce monde pour être dans l’autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Élysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice: la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux.