Le Génie du Christianisme n’est donc pas seulement un chef-d’œuvre, c’est un livre d’une nouveauté profonde et d’où est sorti le grand mouvement intellectuel, littéraire et artistique, qui restera l’honneur de la première moitié du XIXe siècle. Le bon Ducis avait mis à la scène, non sans succès, les principaux drames de William Shakespeare. L’académicien Campenon raconte[55] qu’étant allé le voir à Versailles, par une assez froide journée de janvier, il le trouva dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour du buste du grand tragique anglais, une énorme touffe de buis qu’on venait de lui apporter. Comme il paraissait un peu surpris: «Vous ne voyez donc pas? lui dit Ducis, c’est demain la Saint-Guillaume, fête nationale de mon Shakespeare.» Puis, s’appuyant sur l’épaule de Campenon pour descendre, et l’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir: «Mon ami, ajouta-t-il avec émotion, les anciens couronnaient de fleurs les sources où ils avaient puisé.»
Que d’écrivains, parmi ceux qui comptent, poètes, historiens, critiques, orateurs, ont trouvé des inspirations dans le Génie du Christianisme! Combien ont puisé à cette source et auraient dû, le jour de la Saint-François, couronner de fleurs le buste de Chateaubriand!
II
La publication d’Atala avait précédé celle du Génie du Christianisme. Atala était un roman et un poème. Au sortir du drame gigantesque dont la France venait d’être le théâtre, après tant de scènes tragiques et de péripéties sanglantes, besoin était que le roman lui-même se transformât et présentât au lecteur autre chose que des tableaux de société, des conversations de salon, des portraits et des anecdotes. Ce besoin de nouveauté, Chateaubriand allait le satisfaire. Tandis que Mme de Staël, à la même heure, dans Delphine, suivait le train commun, il sortait de toutes les routes connues et transportait le roman du salon dans le désert. Déjà sans doute Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait franchir les mers; mais l’Île-de-France, c’était encore la France; Paul et Virginie étaient Français. Les héros de Chateaubriand étaient deux sauvages: Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, et Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or. La hardiesse, certes, était grande, et comme s’il eût voulu ajouter encore aux difficultés de son sujet, le jeune auteur avait mis, à côté de ses deux sauvages, au premier plan de son livre, un homme noir, un vieux missionnaire, un ancien Jésuite, le Père Aubry. C’était pour échouer cent fois auprès du public de 1801; le livre pourtant fut accueilli avec enthousiasme. C’est qu’il y avait, dans cette peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans ce tableau des troubles de l’amour, au milieu du calme des déserts, une originalité puissante, la révélation d’un monde nouveau, l’attrait de l’inconnu, et, par-dessus tout, cette ardeur, cette flamme, ce rayonnement de jeunesse qui surpassent le rayonnement même et l’éclat du génie.
La partie descriptive du roman était supérieure encore à la partie dramatique. Notre littérature descriptive n’a pas de pages plus splendides que celles où Chateaubriand a peint les rives du Meschacébé, les savanes et les forêts de l’Amérique: tableaux merveilleux où le génie de l’artiste s’est élevé à la hauteur du modèle: majestati naturæ par ingenium.
Il y avait des défauts sans doute, et les critiques du temps – les Morellet, les Giuguené, les Marie-Joseph-Chénier – ne manquèrent pas de les signaler; mais que pouvaient les railleries contre la magie du talent? Atala, Chactas, le Père Aubry sont des êtres vivants; toute cette histoire, avant de passer dans un livre, a eu sa réalité dans le cœur du poète. La simple sauvage, l’ignorante Atala, est une figure de plus dans le groupe de ces figures immortelles dont le génie a composé un monde aussi vivant que le monde réel.
Atala fut longtemps préféré à René, qui parut dans le Génie du Christianisme, à la suite du chapitre sur le Vague des passions; mais René prit peu à peu la première place, il l’a gardée.
Ce court récit n’est pas, comme on l’a trop dit, un souvenir intime du poète, un épisode de famille; ce n’est pas non plus un roman dans la banale acception du mot. C’est la peinture d’un état de l’âme, des mélancolies et des tristesses d’un jeune homme dont l’imagination est riche, abondante et excessive, et dont l’existence est pauvre et désenchantée. René est l’amant de l’impossible. Ses rêveries, ses incertitudes, les vagues ardeurs qui le consument, ne sont pas l’indice d’une passion dirigée vers un objet saisissable, mais le symptôme de l’incurable ennui d’une âme tourmentée par le douloureux contraste de l’infini de ses désirs avec la petitesse de ses destinées. Cette aspiration vers l’impossible, le poète ne peut pas la maintenir dans les régions métaphysiques; il lui donne un nom, une forme, un visage, et il l’appelle Amélie. Amélie, c’est l’impossible personnifié, et René, en tournant vers elle une pensée qui ne s’avoue pas, un sentiment qui frémirait de lui-même, ne fait qu’obéir à sa nature, révoltée contre la réalité, se débattant sous l’inégal fardeau de ses grandeurs et de ses misères, et aspirant sans cesse à placer sur quelque cime inaccessible quelque objet inabordable, pour se donner enfin un but en cherchant à l’approcher et à l’atteindre.
Au fond, le héros de Chateaubriand, ce poursuivant de l’impossible, est malade, et sa maladie est contagieuse. Vienne le Romantisme, et les salons et les cénacles seront remplis de pâles élégiaques, de poitrinaires rubiconds, jeunes désabusés qui n’avaient encore usé de rien:
Ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
On appelait cela le mal de René. Cette mode a passé, et le petit livre de Chateaubriand lui a survécu. Nous pouvons aujourd’hui le relire sans danger et l’admirer sans crainte. N’est-ce pas M. Nisard, le plus classique et le plus sage de nos critiques, qui a dit, à la fin de son Histoire de la littérature française:
«J’ai relu à plusieurs reprises René, et une dernière fois avant d’en parler ici. Comme dans Paul et Virginie, à certaines pages irrésistibles, les larmes me sont venues; j’ai pleuré, c’était jugé. Voltaire a raison: «Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer.» Mettons l’amendement de Chateaubriand: «Pourvu que ce soit d’admiration autant que de douleur.» C’est ainsi que René fait pleurer. On y pleure non seulement du pathétique de l’aventure, toujours poignante, quoique toujours attendue, mais de l’émotion du beau qui poétise toutes ces pages.»[56]
Le Génie du Christianisme avait valu à son auteur d’être nommé par le Premier Consul, en 1803, secrétaire de la légation de la République à Rome. Il n’y devait rester que peu de mois. Quelques jours avant de quitter la Ville Éternelle, le 10 janvier 1804, il écrivit à M. de Fontanes une Lettre sur la Campagne romaine, qui parut dans le Mercure de France.[57] Depuis Montaigne jusqu’à Gœthe, beaucoup d’écrivains, français ou étrangers, avaient parlé de Rome. Aucun n’en a parlé comme Chateaubriand. Nul n’a senti et rendu comme lui le caractère grandiose et l’attendrissante mélancolie des ruines romaines. On sait à cet égard le jugement de Sainte-Beuve, écrit pourtant à une époque où il se piquait de n’être plus sous le charme: «La lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine, dit-il, est comme un paysage de Claude Lorrain ou du Poussin: Lumière du Lorrain et cadre du Poussin… En prose, il n’y a rien au delà.» Et le célèbre critique ajoutait: «N’oubliez pas, m’écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est le premier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n’a ni sa grandeur ni son élégance. Qu’avons-nous de comparable à la Lettre sur Rome? Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle différence! L’un est genevois, l’autre olympique.»[58]