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Chateaubriand, au contraire, nous donne son Journal de route; il nous initie à ses aventures, à ses joies et à ses ennuis; on ne le lit pas, on le suit; c’est plus qu’un guide, c’est un compagnon. L’illusion est d’autant plus facile, que le pinceau du grand artiste, réunissant à la vigueur et à l’éclat dont ses premières œuvres étaient empreintes une sobriété et une mesure qui leur avaient quelquefois manqué, met véritablement sous nos yeux les paysages, les monuments, le ciel et la lumière de l’Orient. Et ce ne sont pas les lieux seulement qui revivent sous son pinceau, ce sont encore les plus grands souvenirs de la religion et de l’histoire. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est, en même temps que l’œuvre d’un voyageur et d’un peintre, celle d’un pèlerin, d’un historien et d’un poète. Telle est la perfection, tel est l’art ou plutôt le naturel exquis avec lequel ces inspirations diverses se combinent entre elles, que le livre de Chateaubriand forme un tout harmonieux, un ensemble achevé. L’Itinéraire demeurera l’un des plus rares chefs-d’œuvre de la littérature française; en l’écrivant, Chateaubriand a créé un genre et il en a, du même coup, donné le modèle.

Vingt-cinq ans plus tard, Lamartine, à son tour, fera le même voyage; il repassera sur les pas du pèlerin de 1807, et il dira de l’auteur de l’Itinéraire: «Ce grand écrivain et ce grand poète n’a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours le sceau du génie sur cette terre que tant de siècles ont remuée; il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main»[61].

En revenant de Jérusalem, Chateaubriand avait traversé l’Espagne. C’est à Grenade, sous les portiques déserts de l’Alhambra et dans les jardins enchantés du Généralife, qu’il conçut l’idée d’un des plus charmants écrits de son âge mûr, les Aventures du dernier Abencerage. Publiée seulement en 1827, cette nouvelle fut composée à la Vallée-aux-loups, à la même époque que l’Itinéraire. Bien qu’antérieure de plusieurs années à l’époque du romantisme, elle est une des perles les plus fines de l’écrin romantique. C’est dans les Abencerages que se trouve cette romance si pleine de mélancolie, de douceur et de simplicité:

Combien j’ai douce souvenance Du joli lieu de ma naissance! Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours     De France! Ô mon Pays, sois mes amours     Toujours!

Gracieuse inspiration, suave et touchante complainte, une de ces humbles pièces comme la Chute des Feuilles, de Millevoye, ou la Pauvre Fille, de Soumet, qui vivront peut-être plus longtemps que les Odes les plus superbes, et pour lesquelles, à certaines heures, on donnerait toutes les Tristesses d’Olympio.

L’Empire cependant s’écroulait. Chateaubriand avait prévu sa chute, et c’est pourquoi, dès les premiers jours d’avril 1814, il était en mesure de publier sa brochure: De Buonaparte et des Bourbons. A-t-elle eu pour effet de briser entre les mains de l’Empereur une arme dont il pouvait encore se servir avec succès pour le salut de la patrie? On l’a dit souvent, on le répète encore; mais rien n’est moins exact. Lorsque parurent, dans le Journal des Débats du 4 avril, les premiers extraits de l’écrit de Chateaubriand qui devait être mis en vente le lendemain, la déchéance de Napoléon avait été votée par le Sénat, par le conseil municipal de Paris, par les membres du Corps législatif présents dans la capitale. Le maréchal Marmont avait signé la veille avec le prince de Schwarzenberg, la convention d’Essonne (3 avril); et le matin même, à Fontainebleau, les maréchaux Lefebvre, Oudinot, Ney, Macdonald, Berthier, avaient arraché à l’Empereur son abdication. Il ne dépendait donc plus de lui, à ce moment, de changer la situation, de reprendre victorieusement l’offensive, de rejeter loin de Paris et de la France les ennemis qu’il y avait lui-même et lui seul attirés.

À cette date du 4 avril, la question n’était plus entre Napoléon et les coalisés; la victoire, seul arbitre qu’il eût jamais reconnu, s’était prononcée contre lui, et l’arrêt était sans appel. Il ne s’agissait plus que de savoir si le trône d’où il allait descendre, appartiendrait à son fils ou au frère de Louis XVI. La brochure de Chateaubriand, jetée dans l’un des plateaux de la balance où se pesaient alors les destinées de la France, contribua à la faire pencher du côté des Bourbons. Elle valut, pour leur cause, selon l’expression de Louis XVIII, plus qu’une armée.

Sans doute, il y avait, dans ce violent réquisitoire, des allégations erronées, des attaques sans fondement, des invectives sans justice; mais ces exagérations, ces erreurs, n’étaient-elles pas inévitables après tant d’années de compression, de silence et, il faut bien le dire, de mensonge? Après tout, ce que la terrible brochure renfermait de plus accusateur et de plus amer sur la dureté de l’Empire, le ravage annuel et les reprises croissantes de la conscription, les tyrannies locales et l’oppression publique, n’excédait en rien – le mot est de Villemain – le grief et la plainte de la France à cette époque[62]. Le Sénat lui-même venait de résumer, dans son décret de déchéance, ces griefs et ces plaintes de la France; mais il ne pouvait pas lui appartenir d’être l’organe et le vengeur de la conscience publique à l’heure où elle recouvrait enfin la faculté de se faire entendre. Cet honneur revenait de droit à l’homme qui, dix ans auparavant, le 21 mars 1804, avait seul répondu par sa démission à l’attentat de Vincennes.

IV

La Restauration ouvrait à Chateaubriand une nouvelle carrière. Pair de France, ministre d’État, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Berlin, à Londres et à Rome, son rôle politique fut considérable, et il semble qu’il y ait eu pour lui, pendant quinze ans, de 1814 à 1830, un interrègne littéraire. Il n’en fut rien en réalité. Ses écrits ne furent jamais plus nombreux, et plus encore peut-être que ceux de la période impériale, ils sont marqués au coin de la perfection.

Sa qualité maîtresse était l’imagination; il était surtout un poète et un artiste, attiré par le côté brillant des choses, frappé du beau plus que de l’utile, du grand plus que du possible. On pouvait donc craindre que, le jour où il aborderait la politique, il ne se laissât aller à la fantaisie et au rêve, qu’il ne transportât dans la littérature des idées, la littérature des images. Il arriva, au contraire, qu’il fut simple, correct, logique, sévère de forme et puissant de raisonnement. Il ne faillit point, du reste, en cette nouvelle occurrence, à son rôle d’initiateur, et c’est lui qui a donné, dès les premiers jours de la liberté renaissante, les premiers modèles d’un art nouveau, la polémique politique.

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[61]

Voyage en Orient.

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[62]

Villemain, M. de Chateaubriand, sa vie, ses écrits, son influence littéraire et politique sur son temps, page 200. – 1858.