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Sa maison de la rue d’Enfer n’était pas payée. Il avait d’autres dettes encore, et leur poids, chaque année, devenait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu’il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu’elles fussent, les offres qu’il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution: il restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu’il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l’heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s’atteler à d’ingrates besognes; vieux et cassé par l’âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l’imprimeur Baylis, «des traductions du latin et de l’anglais»[5].

Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d’y porter remède. On était en 1836. C’était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d’elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. À cette époque déjà lointaine, et qui fut l’âge d’or, j’allais dire l’âge d’innocence de l’industrialisme, il n’était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d’une idée philanthropique; de même que l’on s’associait pour exploiter les mines du Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s’associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu’on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n’y mettrait-on pas la gloire et le génie? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n’y aurait-il pas d’autre dividende que celui-là; mais ils estimaient qu’il se trouverait bien quelques actionnaires pour s’en contenter.

Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s’élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms suivants: le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Mandaroux-Verlamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Ventadour, Édouard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d’Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l’illustre écrivain, en même temps que respectueuse de ses intentions. La société fournissait à Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s’élevaient à 250,000 francs; elle lui garantissait de plus une rente viagère de 12,000 francs, réversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoires d’Outre-tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu’il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l’auteur.

En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étant morts, un certain nombre d’actions ayant changé de mains, la société écouta la proposition du directeur de la Presse, M. Émile de Girardin. Il offrait de verser immédiatement une somme de 80,000 francs, si on voulait lui céder le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d’Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu’il en fut instruit, ne cacha point son indignation. «Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu’on les jette au vent»[6]. Il fit insérer dans les journaux la déclaration suivante:

Fatigué des bruits qui ne peuvent m’atteindre, mais qui m’importunent, il m’est utile de répéter que je suis resté tel que j’étais lorsque, le 25 mars de l’année 1836, j’ai signé le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l’ancienne garde royale. Rien depuis n’a été changé, ni ne sera changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d’autres arrangements avaient été faits, je l’ignore. Je n’ai jamais eu qu’une idée, c’est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraisons détachées, soit dans un journal, soit ailleurs.

Chateaubriand[7].

Sa répugnance à l’égard d’un pareil mode de publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l’arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la société des Mémoires.[8] Il ne s’en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d’en toucher les arrérages. Six mois s’étaient écoulés, et sa résolution paraissait inébranlable. Très effrayée d’une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, Mme de Chateaubriand s’efforça de la vaincre; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situation, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition.

III

Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l’abbé Deguerry, une sœur de charité et Mme Récamier[9]. Il habitait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l’église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C’est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand-Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l’ombre de la croix.

Si cela n’eût dépendu que de M. Émile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judiciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu’il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants:

Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mémoires d’Outre-tombe; il n’a pas dépendu de la Presse de commencer plus tôt cette publication; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu’on n’abrège ni ne lève au gré de son impatience.

Enfin les scellés ont été levés samedi[10].

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[5]

Mémoires, t. III, p. 159.

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[6]

Cité par Alfred Nettement, La Mode, 5 décembre 1844.

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[7]

La Mode, t. IV, p. 408.

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[8]

Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Mme Récamier, par Mme Charles Lenormant. t. II. p. 489 et suiv.

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[9]

Mme de Chateaubriand était morte le 9 février 1848. Mme Récamier mourut le 11 mai 1849.

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[10]

Le samedi 23 septembre.