C’est en publiant ces Mémoires, si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans), que les Mémoires d’Outre-tombe ne seront pas publiés dans nos colonnes.
Les Mémoires forment dix volumes.
Le droit de première publication de ces volumes a été acheté et payé par la Presse 96,000 francs[11].
Après la note commerciale, la note lyrique. Il s’agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c’était Théophile Gautier. Mais Émile de Girardin n’y regardait pas de si près; il choisit, pour servir d’introducteur au chantre des Martyrs…. M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, n’avait guère à son actif que deux joyeuses pochades: Lucrèce ou la femme sauvage, parodie de la tragédie de Ponsard, et les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n’était peut-être pas là une préparation suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d’esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant – Monselet étant de ceux qu’on ne prend pas facilement sans vert – que son dithyrambe était assez galamment tourné. La Presse le publia dans ses numéros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mémoires. Il était accompagné d’un entre-filet d’Émile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les écus qu’il avait dû verser.
… Les Mémoires d’Outre-tombe ont été achetés par la Presse, en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s’élever jusqu’à 120,000 francs. Elle avait pris l’engagement de les publier; cet engagement, elle l’a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites…
Cette publication aura lieu sans préjudice de l’accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour les Mémoires d’un médecin; avec M. Félicien Mallefille (aujourd’hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Théophile Gautier.
Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d’une œuvre qui lui valait beaucoup d’abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d’un médecin, tantôt par des feuilletons de Théophile Gautier ou d’Eugène Pelletan. D’autres fois, c’était simplement l’abondance des matières, la longueur des débats législatifs, qui obligeaient le journal à laisser en souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires d’Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effréné.
Paraître ainsi, haché, déchiqueté; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n’était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires d’Outre-tombe – du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 – ils eurent à soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d’Alexandre Dumas, – la concurrence des événements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l’attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels événements! Des émeutes et des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l’élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l’expédition de Rome, la chute de la Constituante, les élections de la Législative, l’insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d’enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans l’Avant-Propos de son livre: «On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de mes Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueiclass="underline" ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre.» Hélas! sa narration était accompagnée de la voix et du hurlement des factions. Le chant du poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées.
IV
On pouvait espérer, du moins, qu’après cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mémoires paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-8°[12], à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l’ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateaubriand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu’il y avait trop de pages blanches; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d’éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, les Mémoires n’avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l’absence de plan, déconcertaient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l’écrivain.
L’édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mémoires le terrain que leur avait fait perdre tout d’abord la publication en feuilletons. Elle eut d’ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. À deux ou trois exceptions près, que j’indiquerai tout à l’heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre l’empereur enterré.
Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d’Outre-tombe n’était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes?
En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l’Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu’il ne leur avaient pas ménagées dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d’un homme sans courage, courant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l’illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu’à l’extrême rigueur; dans ce passage, par exemple: «Devenu président du Conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s’extasie aux finesses diplomatiques de l’école Talleyrand; il s’expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d’aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l’âme, mais il ne faut pas le dire avant d’avoir amené le monde subjugué à s’asseoir aux orgies de Grand-Vaux»[13]. Un peu plus loin, le ministre du 1er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture: «perché sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d’un chameau»[14]. Ces choses-là se paient.
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Les onze premiers volumes renferment le texte des