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Les bonapartistes n’étaient pas non plus pour être satisfaits des Mémoires. Si l’auteur avait célébré, en termes magnifiques, le génie et la gloire de Napoléon, il n’en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l’homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d’Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel et d’une voix bien autrement autorisée que celle du Sénat, proclamé la déchéance de l’empereur.

Les républicains à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l’ami d’Armand Carrel; il avait même été seul, pendant plusieurs années, à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel était oublié des gens de son parti! En revanche, ils n’étaient pas gens à mettre en oubli tant de pages des Mémoires où les géants de 93 étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient marqués d’un stigmate indélébile.

Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N’avait-il pas, d’ailleurs, à se venger des adulations qu’il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain? Le moment était venu pour lui de brûler ce qu’il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mémoires n’avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article, suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout rempli, comme le premier, de dextérité, de finesse et, à côté de malices piquantes, de sous-entendus perfides[15].

Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle.

Contre ces attaques venues de tant de côtés différents, les écrivains royalistes protesteront-ils? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes, disciples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l’endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mollement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant,[16] et Armand de Pontmartin, dans l’Opinion publique,[17] soutinrent avec vaillance l’effort des adversaires. S’il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent du moins l’honneur du drapeau.

Quand un combat s’émeut entre deux essaims d’abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires d’Outre-tombe, et à laquelle prirent part les abeilles – et les frelons – de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d’un peu de ce sable que nous jettent en passant les années:

Hi motus animorum atque hæc certamina tanta Pulveris exigui jactu compressa quiescunt.
«Les Géorgiques», liv. IV.

Les Mémoires d’Outre-tombe se sont relevés de la condamnation portée contre eux. Il n’est pas un véritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd’hui pour une œuvre digne de Chateaubriand, pour l’un des plus beaux modèles de la prose française.

Beaucoup cependant se refusent encore à y voir un des chefs-d’œuvre de notre littérature et ne taisent pas le regret qu’ils éprouvent à constater dans un livre où, à chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l’absence de ces qualités de composition que rien ne remplace et que des beautés de détail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppléer. Ce regret, ceux-là ne l’éprouveront pas – je crois pouvoir le dire – qui liront les Mémoires dans la présente édition.

V

«Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre[18] Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en . Ainsi fit-il, dès ses débuts, lorsqu’il publia, en 1797, à Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Révolutions. «L’ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera composé de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalité, quinze parties divisées en chapitres.»

Dans Atala, le récit, encadré entre un prologue et un épilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d’un poème: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles.

Le Génie du Christianisme est composé de quatre parties et de vingt-deux livres.

Simple journal de voyage, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altéré le caractère et la physionomie de l’ouvrage. L’auteur, cependant, l’a fait précéder d’une Introduction et l’a divisé en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage séparé.

Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres était de rigueur, et l’on sait combien est savante et variée l’ordonnance de ce poème.

Les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des œuvres les plus parfaites du grand écrivain, sont formés de deux parties, renfermant, la première, trois, et la seconde, deux livres.

En abordant l’histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les règles de composition qu’il avait suivies jusqu’à ce moment. Les Études historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares se composent de six discours: chacun de ces discours est lui-même divisé en plusieurs parties.

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[15]

Causeries du Lundi, tome I, p. 406 et tome II. p. 138 et 565.

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[16]

Le Correspondant, livraisons des 25 octobre et 10 novembre 1850.

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[17]

L’Opinion publique, des 7 mai 1850, 16 et 22 février, 2, 9 et 16 mars 1851.

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[18]

Mémoires, tome VI. p. 411.