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En 1814, un demi-siècle après l’Essai sur les Révolutions Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Rancé. Là encore, nous le retrouvons fidèle à ses habitudes: la Vie de Rancé est divisée en quatre livres.

Des détails qui précèdent ressort déjà, si je ne me trompe, un préjugé puissant entre l’absence, dans les Mémoires d’Outre-tombe, de ces divisions que l’auteur avait jusque-là, dans tous ses autres ouvrages, tenues pour nécessaires. Dans la Vie du duc de Berry, dans la Vie de Rancé, qui n’ont chacune qu’un volume, il n’a pas cru devoir s’en passer; et dans ses Mémoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait jugées inutiles! Dans la moindre des œuvres sorties de sa plume, il se préoccupait de la forme non moins que du fond; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices qui ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style; il professait que l’écrivain, l’artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n’était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s’en souvenir; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l’application! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d’autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d’anecdotes, un supplément à l’histoire générale de son temps et à la biographie de ces contemporains; c’est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé; il écrivait, en 1834, après les lectures de l’Abbaye-aux-Bois: «De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu’à la fin.»[19] Un autre critique, d’une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d’autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté: «Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c’est le poète….. En d’autres grands écrivains on peut discerner l’homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs, ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l’homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ces moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l’a été en poète… La plus parfaite de ses compositions, c’est sa vie; il n’est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée[20]

Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne pêchait point par excès de modestie, ainsi qu’on le lui a si souvent et si durement reproché. Du moment qu’à ses yeux sa Biographie, ses Mémoires, devaient former une épopée, un poème entier, il a dû d’abord, en raison de leur étendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mêmes en plusieurs livres. Il a dû le faire et il l’a fait. Nul doute possible à cet égard.

Dans la Préface testamentaire, écrite le 1er décembre 1833 et publiée en 1834[21], il dit expressément: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres

L’ouvrage comprenait alors trois parties. C’est encore ce que constate la Préface de 1833: «Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat de l’Empire, ma vie a été littéraire; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.»

La Révolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcément ouverture, dans ses Mémoires, à une nouvelle partie qui serait la quatrième. Ici encore son témoignage ne nous fait pas défaut. Au mois d’août 1830, sous la dictée même des événements, il a retracé la chute de la vieille monarchie, l’avènement de la royauté nouvelle. Lorsqu’il reprend la plume, au mois d’octobre, il écrivit: «Au sortir du fracas des trois journées, je suis étonné d’ouvrir, dans un calme profond, la quatrième partie de cet ouvrage.»[22]

La division des Mémoires en livres n’est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autorisé Mme Récamier à prendre copie du début de ses Mémoires. Cette copie, à peu près tout entière de la main de Mme Récamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du poète jusqu’à sa dix-huitième année, lorsqu’il se rend à Cambrai pour y rejoindre le régiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divisé non en chapitres, mais en livres; il en comprend trois, les trois premiers de l’ouvrage[23].

Veut-on que Chateaubriand, après avoir commencé ses Mémoires sous cette forme et l’avoir maintenue jusqu’en 1826, l’ait abandonnée dans les années qui suivirent? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tout ceux qui assistèrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-même, dans le passage déjà cité de sa préface testamentaire du 1er décembre 1833: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.» J’en trouverais une autre preuve, si besoin était, dans une lettre écrite par l’auteur, le 24 avril 1834, à Édouard Mennechet, qui lui avait demandé un fragment de l’ouvrage pour le Panorama littéraire de l’Europe. «Tel livre de mes Mémoires, lui écrivait Chateaubriand, est un voyage; tel autre s’élève à la poésie; tel autre est une aventure privée; tel autre, un récit général, une correspondance intime, le détail d’un congrès, le compte rendu d’une affaire d’État, une peinture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n’est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l’autre.»[24]

Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédigée, c’est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L’auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d’une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l’objet des quatre volumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateaubriand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition? Il n’en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédaction de 1836–1839.

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[19]

Portraits contemporains, tome I, p. 17.

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[20]

A. Vinet, tome I, p. 352.

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[21]

Dans la Revue des Deux-Mondes, du 15 mars 1834. – Cette préface, très belle, très élégante, ne figure dans aucune des éditions des Mémoires; on la trouvera dans l’édition actuelle.

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[22]

Tome X, p. I.

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[23]

Le manuscrit de 1826 a été publié, en 1874, par Mme Charles Lenormant, sous ce titre: Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand. – 1 vol. in-16, Michel Lévy frères, éditeurs.

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[24]

Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, p. 269.