Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mémoires commence par un magnifique exorde… Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d’œuvre, qui entrent, au contraire, profondément dans le récit principal, tant ils servent admirablement à désigner l’heure, le lieu, l’instant, la disposition d’âme et d’esprit dans lesquels l’auteur pense, écrit et raconte… Dans ces merveilleux préliminaires, la perfection de la langue française a été poussée à un degré inouï, même pour la langue de M. de Chateaubriand[30].
Jules Janin avait raison. Ces Prologues n’étaient pas des hors-d’œuvre à la place que Chateaubriand leur avait assignée. Dans les éditions actuelles, survenant au cours même du récit qu’ils interrompent sans que l’on sache pourquoi, ils déroutent et déconcertent le lecteur: ce qui était une beauté est devenu un défaut.
De même qu’il avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commencements, de même aussi Chateaubriand s’applique à bien finir ses livres. Chacun d’eux se termine d’ordinaire par des réflexions générales, par des vues d’ensemble, par des traits d’un effet grandiose et poétique. Ce sont de beaux finales, à la condition de venir à la fin du morceau. S’ils viennent au milieu, comme aujourd’hui, ils font l’effet d’une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d’en juger.
Le livre Ier de la seconde partie des Mémoires est consacré au Génie du Christianisme. L’auteur, après avoir parlé des circonstances dans lesquelles parut son ouvrage, finit par cette belle page:
Si l’influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s’il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre; si ce léger symptôme de vie que l’on croit apercevoir s’y soutenait dans les générations à venir, je m’en irais plein d’espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m’oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes m’arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi: «Ouvrez-vous, portes éternelles! Elevamini, portæ æternales[31]!»
Dans la pensée de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s’y arrêter au moins le temps nécessaire pour lui donner cette prière, si chrétiennement demandée. Les éditeurs de 1849 ne l’ont pas voulu; car aussitôt après, et sans que rien l’avertisse qu’ici prend fin un des livres des Mémoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes:
Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu’elle cessa d’être à moi. J’avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J’étais appelé dans les châteaux que l’on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés, demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à Mme de la Briche, excellente femme dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d’Enfer prendre une place dans une méchante voiture de louage où je rencontrais Mme de Vintimille et Mme de Fezensac. À Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage[32].
Quelle impression voulez-vous qu’éprouve le lecteur lorsqu’il passe, sans transition, des portes éternelles à ces petites chambres au second étage? Il n’est pas jusqu’à ce mot charmant sur Mme de la Briche, dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser, qui ne vienne ici à contre-temps, puisqu’il me fait sourire, au moment où je devrais être tout entier à l’émotion que la page citée tout à l’heure était si bien faite pour produire.
Voici ce qui est plus grave encore.
Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu’à l’année 1812, et qui s’est amusé avec lui de la petite guerre que lui faisait, à cette époque, la police impériale, laquelle avait déterré un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions et triomphait de pouvoir l’opposer au Génie du Christianisme, le lecteur se trouve à ce moment en présence de la vie de Napoléon Bonaparte. Il se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se trouve ainsi tout à coup suspendue. Il a peine à s’expliquer cette soudaine et longue interruption, et si éloquentes que soient les pages consacrées à l’empereur, il lui est bien difficile de n’y pas voir une digression fâcheuse, un injustifiable hors-d’œuvre.
Rétablissons les divisions créées par Chateaubriand, et tout s’éclaire, tout s’explique.
Il a terminé le récit des deux premières parties de sa vie, de sa carrière de voyageur et de soldat et de sa carrière littéraire; il lui reste à raconter sa carrière politique. En réalité, c’est un ouvrage nouveau qu’il va écrire; et par où le pourrait-il mieux commencer que par un portrait de Bonaparte, une vue – à vol d’aigle – du Consulat et de l’Empire, préface naturelle de ces prodigieux événements de 1814 qui, en changeant la face de l’Europe, donneront du même coup à la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle? Seulement, il lui arrive avec Napoléon ce qui était arrivé à Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout à son aise.[33] Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisième partie. Déjà, dans sa première partie, il avait esquissé à grands traits le tableau de la Révolution, de 1789 à 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napoléon et du régime impérial. Nous aurons plus tard un éloquent récit de la Révolution de 1830: trois admirables décors pour les trois actes de ce drame, qui fut la vie de Chateaubriand et qu’il a lui-même encadré, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un épilogue, entre la description du château de Combourg, qui ouvre les Mémoires, et les considérations sur l’avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d’ouvrage, dans la littérature contemporaine, dont le plan soit plus parfait, dont l’ordonnance soit plus savante et plus belle.
En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avancé en disant que les Mémoires d’Outre-tombe, ainsi divisés en parties et en livres, prennent une physionomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux à trois pages chacun, qui venaient à tout instant interrompre et couper le récit. Les sommaires qui, intercalés dans le texte, en détruisaient la continuité et la suite, ont été reportés à leur vraie place, en tête de chaque livre. Nous nous sommes attaché, en dernier lieu, à restituer la véritable orthographe des noms cités dans les Mémoires et dont un trop grand nombre, dans les éditions actuelles, sont imprimés d’une manière fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le célèbre rédacteur des Actes des Apôtres et de l’Ambigu, qui revient presque à chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le récit de ses années d’exil et de misère à Londres, et qui n’est pas donné une seule fois d’une façon exacte.