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Il fallut quelques instants pour que je me souvinsse que Marc était mis là pour Marc Aurèle et que j’avais sous les yeux un fragment du manuscrit perdu. Depuis ce moment, il ne fut plus question que de récrire ce livre coûte que coûte.

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Cette nuit-là, je rouvris deux volumes parmi ceux qui venaient aussi de m’être rendus, débris d’une bibliothèque dispersée. C’étaient Dion Cassius dans la belle impression d’Henri Estienne, et un tome d’une édition quelconque de l’Histoire Auguste, les deux principales sources de la vie d’Hadrien, achetés à l’époque où je me proposais d’écrire ce livre. Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu, projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres. Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant ; rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du Prince.

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Je me suis plu à faire et à refaire ce portrait d’un homme presque sage.

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Seule, une autre figure historique m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam, poète astronome. Mais la vie de Khayyam est celle du contemplateur, et du contemplateur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger. D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue.

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Impossibilité aussi de prendre pour figure centrale un personnage féminin, de donner, par exemple, pour axe à mon récit, au lieu d’Hadrien, Plotine. La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète. Qu’une femme se raconte, et le premier reproche qu’on lui fera est de n’être plus femme. Il est déjà assez difficile de mettre quelque vérité à l’intérieur d’une bouche d’homme.

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Je partis pour Taos, au Nouveau-Mexique. J’emportais avec moi les feuilles blanches sur quoi recommencer ce livre : nageur qui se jette à l’eau sans savoir s’il atteindra l’autre berge. Tard dans la nuit, j’y travaillai entre New York et Chicago, enfermée dans mon wagon-lit comme dans un hypogée. Puis, tout le jour suivant, dans le restaurant d’une gare de Chicago, où j’attendais un train bloqué par une tempête de neige. Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule dans la voiture d’observation de l’express de Santa-Fé, entourée par les croupes noires des montagnes du Colorado et par l’éternel dessin des astres. Les passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et la connaissance de l’homme furent écrits ainsi d’un seul jet. Je ne me souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus lucides.

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Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n’intéressent que les spécialistes, et sur l’élaboration d’une méthode de délire qui n’intéresserait que les insensés. Encore ce dernier mot fait-il la part trop belle au romantisme : parlons plutôt d’une participation constante, et la plus clairvoyante possible, à ce qui fut.

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Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un.

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Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi.

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Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu’interpréter, à l’aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, personnels ou non, tissus de la même matière que l’Histoire. Tout autant que La Guerre et la Paix, l’œuvre de Proust est la reconstitution d’un passé perdu. Le roman historique de 1830 verse, il est vrai, dans le mélo et le feuilleton de cape et d’épée ; pas plus que la sublime Duchesse de Langeais ou l’étonnante Fille aux Yeux d’Or. Flaubert reconstruit laborieusement le palais d’Hamilcar à l’aide de centaines de petits détails ; c’est de la même façon qu’il procède pour Yonville. De notre temps, le roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer tel, ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de possession d’un monde intérieur.

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Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles.

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Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie de mon père m’est plus inconnue que celle d’Hadrien. Ma propre existence, si j’avais à l’écrire, serait reconstituée par moi du dehors, péniblement, comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer ces flottantes mémoires. Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre. S’arranger pour que les lacunes de nos textes, en ce qui concerne la vie d’Hadrien, coïncident avec ce qu’eussent été ses propres oublis.

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Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en tout insaisissable. Il en va de cette vérité comme de toutes les autres : on se trompe plus ou moins.

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Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout, et, simultanément, adapter à son but les Exercices d’Ignace de Loyola ou la méthode de l’ascète hindou qui s’épuise, des années durant, à visualiser un peu plus exactement l’image qu’il crée sous ses paupières fermées. Poursuivre à travers des milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre. Lorsque deux textes, deux affirmations, deux idées s’opposent, se plaire à les concilier plutôt qu’à les annuler l’un par l’autre ; voir en eux deux facettes différentes, deux états successifs du même fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple. Travailler à lire un texte du IIe siècle avec des yeux, une âme, des sens du IIe siècle ; le laisser baigner dans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous les sentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, mais prudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou de recoupements, des perspectives nouvelles peu à peu élaborées par tant de siècles ou d’événements qui nous séparent de ce texte, de ce fait, de cet homme ; les utiliser en quelque sorte comme autant de jalons sur la route du retour vers un point particulier du temps. S’interdire les ombres portées ; ne pas permettre que la buée d’une haleine s’étale sur le tain du miroir ; prendre seulement ce qu’il y a de plus durable, de plus essentiel en nous, dans les émotions des sens ou dans les opérations de l’esprit, comme point de contact avec ces hommes qui comme nous croquèrent des olives, burent du vin, s’engluèrent les doigts de miel, luttèrent contre le vent aigre et la pluie aveuglante et cherchèrent en été l’ombre d’un platane, et jouirent, et pensèrent, et vieillirent, et moururent.

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J’ai fait diagnostiquer plusieurs fois par des médecins les brefs passages des chroniques qui se rapportent à la maladie d’Hadrien. Pas si différents, somme toute, des descriptions cliniques de la mort de Balzac.