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Il faut s’enfoncer dans les recoins d’un sujet pour découvrir les choses les plus simples, et de l’intérêt littéraire le plus général. C’est seulement en étudiant Phlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’ai appris qu’on doit à ce personnage oublié la première et l’une des plus belles d’entre les grandes histoires de revenants, cette sombre et voluptueuse Fiancée de Corinthe dont se sont inspirés Gœthe, et l’Anatole France des Noces corinthiennes. Phlégon, d’ailleurs, notait de la même encre, et avec la même curiosité désordonnée pour tout ce qui passe les limites humaines, d’absurdes histoires de monstres à deux têtes et d’hermaphrodites qui accouchent. Telle était, du moins à certains jours, la matière des conversations à la table impériale.

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Ceux qui auraient préféré un Journal d’Hadrien à des Mémoires d’Hadrien oublient que l’homme d’action tient rarement de journal : c’est presque toujours plus tard, du fond d’une période d’inactivité, qu’il se souvient, note, et le plus souvent s’étonne.

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Dans l’absence de tout autre document, la lettre d’Arrien à l’empereur Hadrien au sujet du périple de la Mer Noire suffirait à recréer dans ses grandes lignes cette figure impériale : minutieuse exactitude du chef qui veut tout savoir ; intérêt pour les travaux de la paix et de la guerre ; goût des statues ressemblantes et bien faites ; passion pour les poèmes et les légendes d’autrefois. Et ce monde, rare de tout temps, et qui disparaîtra complètement après Marc Aurèle, dans lequel, si subtiles que soient les nuances de la déférence et du respect, le lettré et l’administrateur s’adressent encore au prince comme à un ami. Mais tout est là : mélancolique retour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrète allusion aux amours perdues et aux consolations mystiques cherchées par le survivant ; hantise des pays inconnus et des climats barbares. L’évocation si profondément pré-romantique des régions désertes peuplées d’oiseaux de mer fait songer à l’admirable vase, retrouvé à la Villa Adriana et placé aujourd’hui au Musée des Thermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige du marbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus je m’éloigne du livre et de l’homme qui pourraient plaire. Seuls, quelques amateurs de destinée humaine comprendront.

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Le roman dévore aujourd’hui toutes les formes ; on est à peu près forcé d’en passer par lui. Cette étude sur la destinée d’un homme qui s’est nommé Hadrien eût été une tragédie au XVIIe siècle ; c’eût été un essai à l’époque de la Renaissance.

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Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré pour moi seule. J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées où je m’installais dans l’intimité d’un autre temps. Les moindres mots, les moindres gestes, les nuances les plus imperceptibles étaient notés ; des scènes, que le livre tel qu’il est résume en deux lignes, passaient dans le plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes rendus eussent donné un volume de quelques milliers de pages. Mais je brûlais chaque matin ce travail de la nuit. J’écrivis ainsi un très grand nombre de méditations fort abstruses, et quelques descriptions assez obscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable de s’apercevoir, comme Pilate, que la vérité n’est pas pure. De là, mêlés aux affirmations les plus directes, des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À de certains moments, d’ailleurs peu nombreux, il m’est même arrivé de sentir que l’empereur mentait. Il fallait alors le laisser mentir, comme nous tous.

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Grossièreté de ceux qui vous disent : « Hadrien, c’est vous. » Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger. Le sorcier qui se taillade le pouce au moment d’évoquer les ombres sait qu’elles n’obéiront à son appel que parce qu’elles lapent son propre sang. Il sait aussi, ou devrait savoir, que les voix qui lui parlent sont plus sages et plus dignes d’attention que ses propres cris.

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Je me suis assez vite aperçue que j’écrivais la vie d’un grand homme. De là, plus de respect de la vérité, plus d’attention, et, de ma part, plus de silence.

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En un sens, toute vie racontée est exemplaire ; on écrit pour attaquer ou pour défendre un système du monde, pour définir une méthode qui nous est propre. Il n’en est pas moins vrai que c’est par l’idéalisation ou par l’éreintement à tout prix, par le détail lourdement exagéré ou prudemment omis, que se disqualifie presque tout biographe : l’homme construit remplace l’homme compris. Ne jamais perdre de vue le graphique d’une vie humaine, qui ne se compose pas, quoi qu’on dise, d’une horizontale et de deux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesse rapprochées et divergeant sans cesse : ce qu’un homme a cru être, ce qu’il a voulu être, et ce qu’il fut.

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Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques.

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Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommes libres. En ce qui nous concerne, nous sommes peut-être déjà fort loin de ce temps-là.

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Le 26 décembre 1950, par un soir glacé, au bord de l’Atlantique, dans le silence presque polaire de l’Ile des Monts Déserts, aux États-Unis, j’ai essayé de revivre la chaleur, la suffocation d’un jour de juillet 138 à Baïes, le poids du drap sur les jambes lourdes et lasses, le bruit presque imperceptible de cette mer sans marée arrivant çà et là à un homme occupé des rumeurs de sa propre agonie. J’ai essayé d’aller jusqu’à la dernière gorgée d’eau, le dernier malaise, la dernière image. L’empereur n’a plus qu’à mourir.

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Ce livre n’est dédié à personne. Il aurait dû l’être à G. F…, et l’eût été, s’il n’y avait une espèce d’indécence à mettre une dédicace personnelle en tête d’un ouvrage d’où je tenais justement à m’effacer. Mais la plus longue dédicace est encore une manière trop incomplète et trop banale d’honorer une amitié si peu commune. Quand j’essaie de définir ce bien qui depuis des années m’est donné, je me dis qu’un tel privilège, si rare qu’il soit, ne peut cependant être unique ; qu’il doit y avoir parfois, un peu en retrait, dans l’aventure d’un livre mené à bien, ou dans une vie d’écrivain heureuse, quelqu’un qui ne laisse pas passer la phrase inexacte ou faible que nous voulions garder par fatigue ; quelqu’un qui relira vingt fois s’il le faut avec nous une page incertaine ; quelqu’un qui prend pour nous sur les rayons des bibliothèques les gros tomes où nous pourrions trouver une indication utile, et s’obstine à les consulter encore, au moment où la lassitude nous les avait déjà fait refermer ; quelqu’un qui nous soutient, nous approuve, parfois nous combat ; quelqu’un qui partage avec nous, à ferveur égale, les joies de l’art et celles de la vie, leurs travaux jamais ennuyeux et jamais faciles ; quelqu’un qui n’est ni notre ombre, ni notre reflet, ni même notre complément, mais soi-même ; quelqu’un qui nous laisse divinement libres, et pourtant nous oblige à être pleinement ce que nous sommes. Hospes Comesque.