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Appris en décembre 1951 la mort assez récente de l’historien allemand Wilhelm Weber, en avril 1952 celle de l’érudit Paul Graindor, dont les travaux m’ont beaucoup servi. Causé ces jours-ci avec deux personnes, G. B… et J. F…, qui connurent à Rome le graveur Pierre Gusman, à l’époque où celui-ci s’occupait à dessiner avec passion les sites de la Villa. Sentiment d’appartenir à une espèce de Gens Ælia, de faire partie de la foule des secrétaires du grand homme, de participer à cette relève de la garde impériale que montent les humanistes et les poètes se relayant autour d’un grand souvenir. Ainsi (et il en va sans doute de même des spécialistes de Napoléon, des amateurs de Dante) un cercle d’esprits inclinés par les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes se forme à travers le temps.

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Les Blazius et les Vadius existent, et leur gros cousin Basile est encore debout. Il m’est une fois, et une fois seulement, arrivé de me trouver en présence de ce mélange d’insultes et de plaisanteries de corps de garde, de citations tronquées ou déformées avec art pour faire dire à nos phrases une sottise qu’elles ne disaient pas, d’arguments captieux soutenus par des assertions à la fois assez vagues et assez péremptoires pour être crues sur parole par le lecteur respectueux de l’homme à diplômes et qui n’a ni le temps ni l’envie d’enquêter lui-même aux sources. Tout cela caractérise un certain genre et une certaine espèce, heureusement fort rares. Que de bonne volonté, au contraire, chez tant d’érudits qui pourraient si bien, à notre époque de spécialisation forcenée, dédaigner en bloc tout effort littéraire de reconstruction du passé qui semble empiéter sur leurs terres… Trop d’entre eux ont bien voulu spontanément se déranger pour rectifier après coup une erreur, confirmer un détail, étayer une hypothèse, faciliter une nouvelle recherche, pour que je n’adresse pas ici un remerciement amical à ces collaborateurs bénévoles. Tout livre republié doit quelque chose aux honnêtes gens qui l’ont lu.

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Faire de son mieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. « C’est moi-même que je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres. »

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers de vies silencieuses, furtives comme celles des bêtes, irréfléchies comme celles des plantes, bohémiens du temps de Piranèse, pilleurs de ruines, mendiants, chevriers, paysans logés tant bien que mal dans un coin de décombres, qui se sont succédé ici entre Hadrien et nous. Au bord d’une olivaie, dans un corridor antique à demi déblayé, G… et moi nous sommes trouvées en face du lit de roseaux d’un berger, de son portemanteau de fortune fiché entre deux blocs de ciment romain, des cendres de son feu à peine froid. Sensation d’humble intimité à peu près pareille à celle qu’on éprouve au Louvre, après la fermeture, à l’heure où les lits de sangle des gardiens surgissent au milieu des statues.

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[Rien à modifier en 1958 aux lignes qui précèdent ; le portemanteau du berger, sinon son lit, est encore là. G… et moi avons de nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé, parmi les violettes, à ce moment sacré de l’année où tout recommence en dépit des menaces que l’homme de nos jours fait partout peser sur le monde et lui-même. Mais la Villa a pourtant subi un insidieux changement. Point complet, certes : on n’altère pas si vite un ensemble que des siècles ont doucement détruit et formé. Mais par une erreur rare en Italie, des « embellissements » dangereux sont venus s’ajouter aux réfections et aux consolidations nécessaires. Des oliviers ont été coupés pour faire place à un indiscret parc à automobiles et à un kiosque-buvette genre champ d’exposition, qui transforment la noble solitude du Pœcile en un paysage de square ; une fontaine en ciment abreuve les passants à travers un inutile mascaron de plâtre qui joue à l’antique ; un autre mascaron, plus inutile encore, ornemente la paroi de la grande piscine agrémentée aujourd’hui d’une flottille de canards. On a copié, en plâtre aussi, d’assez banales statues de jardin gréco-romaines glanées ici dans des fouilles récentes, et qui ne méritaient ni cet excès d’honneur ni cette indignité ; ces répliques en cette vilaine matière boursouflée et molle, placées un peu au hasard sur des piédestaux, donnent au mélancolique Canope l’aspect d’un coin de studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars. Rien de plus fragile que l’équilibre des beaux lieux. Nos fantaisies d’interprétation laissent intacts les textes eux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée aux pierres, la moindre route macadamisée entamant un champ où l’herbe croissait en paix depuis des siècles, créent à jamais l’irréparable. La beauté s’éloigne ; l’authenticité aussi.]

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Lieux où l’on a choisi de vivre, résidences invisibles qu’on s’est construites à l’écart du temps. J’ai habité Tibur, j’y mourrai peut-être, comme Hadrien dans l’Ile d’Achille.

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Non. Une fois de plus, j’ai revisité la Villa, et ses pavillons faits pour l’intimité et le repos, et ses vestiges d’un luxe sans faste, aussi peu impérial que possible, de riche amateur qui s’efforce d’unir les délices de l’art aux douceurs champêtres ; j’ai cherché au Panthéon la place exacte où se posa une tache de soleil un matin du 21 avril ; j’ai refait, le long des corridors du Mausolée, la route funèbre si souvent suivie par Chabrias, Céler et Diotime, amis des derniers jours. Mais j’ai cessé de sentir de ces êtres, l’immédiate présence, de ces faits, l’actualité : ils restent proches de moi, mais révolus, ni plus ni moins que les souvenirs de ma propre vie. Notre commerce avec autrui n’a qu’un temps ; il cesse une fois la satisfaction obtenue, la leçon sue, le service rendu, l’œuvre accomplie. Ce que j’étais capable de dire a été dit ; ce que je pouvais apprendre a été appris. Occupons-nous pour un temps d’autres travaux.

NOTE

Une reconstitution du genre de celle qu’on vient de lire, c’est-à-dire faite à la première personne et mise dans la bouche de l’homme qu’il s’agissait de dépeindre, touche par certains côtés au roman et par d’autres à la poésie ; elle pourrait donc se passer de pièces justificatives ; sa valeur humaine est néanmoins singulièrement augmentée par la fidélité aux faits. Le lecteur trouvera plus loin une liste des principaux textes sur lesquels on s’est appuyé pour établir ce livre. En étayant ainsi un ouvrage d’ordre littéraire, on ne fait du reste que se conformer à l’usage de Racine, qui, dans les préfaces de ses tragédies, énumère soigneusement ses sources. Mais tout d’abord, et pour répondre aux questions les plus pressantes, suivons aussi l’exemple de Racine en indiquant certains des points, assez peu nombreux, sur lesquels on a ajouté à l’histoire, ou modifié prudemment celle-ci. Le personnage de Marullinus est historique, mais sa caractéristique principale, le don divinatoire, est empruntée à un oncle et non à un grand-père d’Hadrien ; les circonstances de sa mort sont imaginaires. Une inscription nous apprend que le sophiste Isée fut l’un des maîtres du jeune Hadrien, mais il n’est pas sûr que l’étudiant ait fait, comme on le dit ici, le voyage d’Athènes. Gallus est réel, mais le détail concernant la déconfiture finale de ce personnage n’est là que pour souligner l’un des traits le plus souvent mentionnés du caractère d’Hadrien : la rancune. L’épisode de l’initiation mithriaque est inventé ; ce culte était déjà, à cette époque, en vogue aux armées ; il est possible, mais nullement prouvé, qu’Hadrien, jeune officier, ait eu la fantaisie de s’y faire initier. Il en va naturellement de même du taurobole auquel Antinoüs se soumet à Palmyre : Mélès Agrippa, Castoras, et, dans l’épisode précédent, Turbo, sont bien entendu des personnages réels ; leur participation aux rites d’initiation est inventée de toutes pièces. On a suivi dans ces deux scènes la tradition qui veut que le bain de sang ait fait partie du rituel de Mithra aussi bien que de celui de la déesse syrienne, auquel certains érudits préfèrent le réserver, ces emprunts d’un culte à l’autre restant psychologiquement possibles à cette époque où les religions de salut « contaminaient » dans l’atmosphère de curiosité, de scepticisme et de vague ferveur qui fut celle du 11E siècle. La rencontre avec le Gymnosophiste n’est pas, en ce qui concerne Hadrien, donnée par l’histoire ; on s’est servi de textes du Ier et du IIe siècle qui décrivent des épisodes du même genre. Tous les détails concernant Attianus sont exacts, sauf une ou deux allusions à sa vie privée, dont nous ne savons rien. Le chapitre sur les maîtresses est tiré tout entier de deux lignes de Spartien (XI, 7) sur ce sujet ; on s’y est efforcé, tout en inventant là où il le fallait, de rester dans les généralités les plus plausibles. Pompéius Proculus fut gouverneur de Bithynie ; il n’est pas sûr qu’il le fut en 123-124, lors du passage de l’empereur. Straton de Sardes, poète érotique dont l’œuvre nous est connue par l’Anthologie Palatine, vivait probablement au temps d’Hadrien ; rien ne prouve, ni n’empêche, que l’empereur l’ait rencontré au cours d’un de ses voyages en Asie Mineure. La visite de Lucius à Alexandrie en 130 est déduite (comme le fit déjà Grégorovius) d’un texte souvent contesté, la Lettre d’Hadrien à Servianus, où le passage qui concerne Lucius n’oblige nullement à une telle interprétation. La donnée de sa présence en Égypte est donc plus qu’incertaine ; les détails concernant Lucius durant cette période sont au contraire tirés presque tous de sa biographie par Spartien, la Vie d’Ælius César. L’histoire du sacrifice d’Antinoüs est traditionnelle (Dion, LXIX, 11 ; Spartien, XIV, 7) ; le détail des opérations de sorcellerie est inspiré des recettes des papyrus magiques de l’Égypte, mais les incidents de la soirée à Canope sont inventés. L’épisode de l’enfant tombé d’un balcon au cours d’une fête, placé ici pendant l’escale d’Hadrien à Philæ, est tiré d’un rapport des Papyrus d’Oxyrhynchus et s’est passé en réalité près de quarante ans après le voyage d’Hadrien en Égypte. Le rattachement de l’exécution d’Apollodore au complot de Servianus n’est qu’une hypothèse, peut-être défendable. Chabrias, Céler, Diotime, sont plusieurs fois mentionnés par Marc Aurèle, qui pourtant n’indique d’eux que leurs noms et leur fidélité passionnée à la mémoire d’Hadrien. On s’est servi d’eux pour évoquer la cour de Tibur dans les dernières années du règne : Chabrias représente le cercle de philosophes platoniciens ou stoïques qui entouraient l’empereur ; Céler (qu’il ne faut pas confondre avec le Céler, mentionné par Philostrate et Aristide, qui fut secrétaire ab epistulis Græcis) l’élément militaire ; et Diotime le groupe des éromènes impériaux. Ces trois noms historiques ont donc servi de point de départ à l’invention partielle de trois personnages. Le médecin Iollas, au contraire, est un personnage réel dont l’histoire ne nous donnait pas le nom ; elle ne nous dit pas non plus qu’il tût originaire d’Alexandrie. L’affranchi Onésime a existé, mais nous ne savons pas s’il tint auprès d’Hadrien le rôle d’entremetteur ; Servianus eut bien un secrétaire nommé Crescens, mais l’histoire ne nous dit pas qu’il trahit son maître. Le marchand Opramoas est réel, mais rien ne prouve qu’il ait accompagné Hadrien sur l’Euphrate. La femme d’Arrien est un personnage historique, mais nous ne savons pas si elle était, comme le dit ici Hadrien, « fine et fière ». Quelques comparses seulement, l’esclave Euphorion, les acteurs Olympos et Bathylle, le médecin Léotychide, le jeune tribun britannique et le guide Assar, sont entièrement inventés. Les deux sorcières, celle de l’île de Bretagne et celle de Canope, personnages fictifs, résument le monde de diseurs de bonne aventure et de praticiens en sciences occultes dont s’entoura volontiers Hadrien. Le nom d’Arété provient d’un poème authentique d’Hadrien (Ins. Gr., XIV, 1089), mais c’est arbitrairement qu’il est donné ici à l’intendante de la Villa ; celui du courrier Ménécratès est tiré de la Lettre du roi Fermès à l’empereur Hadrien (Bibliothèque de l’École des Chartes, vol. 74, 1913), texte tout légendaire, dont l’histoire proprement dite ne pourrait se servir, mais qui, pourtant, a pu emprunter ce détail à d’autres documents aujourd’hui perdus. Les noms de Bénédicte et de Théodote, pâles fantômes amoureux qui traversent les Pensées de Marc Aurèle, ont été transposés pour des raisons stylistiques en Véronique et Théodore. Enfin, les noms grecs et latins gravés sur la base du Colosse de Memnon, à Thèbes, sont pour la plupart empruntés à Letronne, Recueil des Inscriptions grecques et latines de l’Égypte, 1848 ; celui, imaginaire, d’un certain Eumène, qui se serait tenu à cette place six siècles avant Hadrien, a pour raison d’être de mesurer pour nous, et pour Hadrien lui-même, le temps écoulé entre les premiers visiteurs grecs de l’Égypte, contemporains d’Hérodote, et ces promeneurs romains d’un matin du IIe siècle. La brève esquisse du milieu familial d’Antinoüs n’est pas historique, mais tient compte des conditions sociales qui prévalaient à cette époque en Bithynie. Sur certains points controversés, causes de la mise à la retraite de Suétone, origine libre ou servile d’Antinoüs, participation active d’Hadrien à la guerre de Palestine, date de l’apothéose de Sabine et de l’enterrement d’Ælius César au château Saint-Ange, il a fallu choisir entre les hypothèses des historiens ; on s’est efforcé de ne se décider que pour de bonnes raisons. Dans d’autres cas, adoption d’Hadrien par Trajan, mort d’Antinoüs, on a tâché de laisser planer sur le récit une incertitude qui, avant d’être celle de l’histoire, a sans doute été celle de la vie elle-même. Les deux sources principales pour l’étude de la vie et du personnage d’Hadrien sont l’historien grec Dion Cassius, qui écrivit les pages de son Histoire Romaine consacrées à l’empereur environ quarante ans après la mort de celui-ci, et le chroniqueur latin Spartien, un des rédacteurs de l’Histoire Auguste, qui composa un peu plus d’un siècle plus tard sa Vita Hadriani, l’un des meilleurs textes de cette collection, et sa Vita Ælii Cæsaris, œuvre plus mince, qui présente du fils adoptif d’Hadrien une image singulièrement plausible, superficiell