— Vous aimez le jazz ? lui demande ma Conchita.
— Et comment ! Surtout depuis que Berthe et moi on a la télé. J’ai remarqué que le jazz, c’est un truc que c’est pratiquement la Cour d’Angleterre qui en a le métropole.
Et pour étayer ses dires surprenants, il énumère :
— Prenez les cracks, qu’est-ce vous trouvez ? Armstrong John, le duc Helington, la raie de Charles, etcétéra, etcétéra… Dans le jazz, moi, ce que je préfère, c’est les blouses.
Ces dames s’esclaffent. Elles rient d’autant plus volontiers qu’elles ne comprennent pas le français.
On se vide une boutanche de champagne qui ressemble à de la pisse d’âne diabétique et on décide d’aller faire la java dans une autre boîte. Conchita Danlavaz connaît une taberna où l’on peut manger de la sopa a la cebolla[4]. Cette fille a un je ne sais trop quoi qui vous parle à la peau. Son odeur est obsédante comme une veille d’échéance difficile et son regard de braise allume le sang.
La fiesta continue. Le Gros ne trouve plus que Cuho est un bled débilitant. Au contraire, il est dans une forme encore jamais vue. On se cogne la sopa, puis une tortilla. Le vino coule à flots. Il ne vaut pas notre Brouilly, mais le cru d’ici, le « Vino Véritas » est amusant comme l’œil de Perdrix. Il râpe le gosier au passage et vous cuite un bonhomme aussi bien que nos appellations contrôlées. À la sixième boutanche, ces dames sont pafs. Elles rigolent comme des petites folles en nous faisant des agaceries propitiatoires.
— On les grimpe à notre hôtel ? s’informe Béru dont la figure stopperait la circulation à un carrefour tant elle ressemble à un feu rouge.
— Pourquoi pas ?
J’exprime à ces dames les sentiments qu’elles nous inspirent, et je les assure que nous serions très honorés de leur visite. Ça marche.
Dix minutes plus tard on envahit le Byrrho Quinquina Hôtel où le vieux bronze continue à se balancer les couennes dans son fauteuil grinçant. Il vient au suif en nous voyant radiner avec notre cheptel. Il dit que le prix des turnes est fixé à la personne et qu’on doit lui attriquer une rallonge pour pouvoir grimper. Un peu de vil argent le fait taire. On monte en se lutinant (ce sont des enfants de lutins) et on se sépare sur le palier. Le Gros embarque son brancard comme si c’était la fée Marjolaine, et moi, j’invite Conchita à franchir mon seuil. La souris va s’effondrer sur mon stade à puces en gloussant d’aise. Naturlich, je commence par lui débloquer une demi-douzaine de patins grand standing histoire de la mettre en confiance.
— Quelle merveilleuse idée j’ai eue d’aller au Parisiana, je susurre d’un ton pâmé qui ferait frissonner une plaque de blindage. C’est grâce à un de mes amis…
Un petit silence. Elle n’a pas pris garde à mon blabla. Elle a la gamberge en veilleuse, Conchita. Ce qu’elle attend, ce ne sont pas des mots, mais des actes, et pas des actes notariés, croyez-le bien ! Seulement, San-A, vous le connaissez mes petites poules.
Pour le bilboquet de cressonnière, il est partant à condition que ça ne gêne pas le turf. Or je ne lui ai pas encore soufflé mot de Casimodus et il est grand temps d’amener notre pauvre bonhomme sur le tapis. Je reprends donc tout en exécutant un solo de guitare sur ses jarretelles roses à fleurettes noires :
— Peut-être l’avez-vous vu, cet ami, mignonne ? Il est allé dans votre taule la semaine passée.
— Quel amigo ?
Je glousse comme si j’étais saisi d’une idée amusante.
— J’ai justement sa photographie ici. Regardez !
Un peu déçue. Elle s’attendait à me voir sortir autre chose de mes fringues. Néanmoins elle considère poliment la frime de Tepabosco. Je la regarde avec acuité. J’ai l’impression qu’elle a marqué un petit temps.
— Je ne connais pas, assure-t-elle en me rendant l’image.
Alors là, mes amours, je décide que ça devient intéressant. Pourquoi me ment-elle ? Du moment que le loufiat du Parisiana a reconnu le Roumain auquel il n’a fait que servir un glass, il n’y a pas de raison que Conchita ne le reconnaisse pas, elle qui se l’est farci pendant une partie de la soirée. Si elle ne le reconnaît pas, c’est qu’elle ne veut pas le reconnaître. Et si elle ne veut pas le reconnaître, c’est qu’elle a de bonnes raisons pour ça. C.Q.F.D.
Quelles raisons ? That is the question.
Inutile de la questionner. Elle ne me répondrait pas. Je la sens sur la défensive. Le charme est rompu. Ne laissons pas refroidir le rôti. Je jette la photo sur le plancher comme si je n’y attachais pas la moindre importance et je reprends la séance là où je l’avais interrompue.
L’hôtel vibre des ébats béruréens. On entend gémir des sommiers surmenés. Ça craque et ça mugit comme à bord d’un vieux rafiot secoué par la tempête. On a envie d’adresser un message-radio au Gros pour lui demander s’il est en perdition. Des fois que ses appareils de bord ne fonctionneraient plus et qu’il aurait paumé le cap, ce pauvre biquet.
J’entends des imprécations dans le couloir. Je m’excuse auprès de Conchita et je file aux nouvelles. Y a le dabuche de la réception qui tabasse la lourde du Gros. Il lui crie de faire appel au frein-moteur because sa taule est select et qu’il a un évêque d’une religion déformée au même étage.
L’huis du Gros s’entrouvre. Il passe une frime constellée de rouge à lèvres par l’entrebâillement.
— Quoi t’est-ce ? gronde le Gravos.
L’autre essaie de lui traduire de l’espago, mais Bérurier fait comme la porte : il sort de ses gonds. Vêtu seulement de son alliance il bondit dans le couloir et alpague le taulier par le col.
— Vous, le Diminué, écrasez un peu ! mugit le Ténor. C’est pas parce que monsieur a un courant d’air à la place de ce que je me pense qu’il faut qu’il vienne jouer les râleurs. Si t’as les siamoises en matière plastique, pépère, fais ta demande à la Sécurité mais ne trouble pas la clientèle d’élite.
Les lourdes s’ouvrent un peu partout. L’évêque vient chercher des crosses à ce nudiste couvert de cicatrices et velu comme un gorille angora. Il parle d’appeler la police. Ça tourne à l’émeute. Une dame d’un certain âge, en camisole bordée de dentelle mauve, s’évanouit aux pieds de Béru, peut-être pour bénéficier de la perspective ascendante ?
Je refoule le Dodu dans sa carrée.
— Non, mais t’es pas louf de jouer les exhibitionnistes ? Tu veux te faire emballer pour attentat aux mœurs, ou quoi ?
Je me retourne vers le marchand de sommeil et je dis, servilement :
— Excusez-le, le señor n’est pas habitué au vin de votre merveilleux pays et je crois qu’il n’est pas dans son état normal.
Puis je me hâte de relourder. Béru est très en colère.
— Tu parles d’un patelin ! Y z’ont donc jamais fait reluire une dame !
— Si, mais sans passer la bande sonore des « Canons de Navaronne », Gros !
— C’est tout de même pas de ma faute si Embrocation fait des vocalises dès qu’on la touche !
Je jette un œil à Incarnation. Elle s’est blottie sous un drap et elle se déguise en autruche effrayée.
— La prochaine fois, lève-toi une sourde-muette.
Il s’assied dans un fauteuil en haillons et se gratte les pieds. On a envie de lui faire passer un disque des Chaussettes Noires.
— Et de ton côté, ça carbure ?
— Je me suis branché sur un lot intéressant, surtout sur le plan professionnel. Je te raconterai ça demain. Un conseil : quand tu auras fini tes essais nucléaires avec mademoiselle, surveille ton portefeuille…